— Comment ça va, à Berlin ? demande le maître d’hôtel.
— Comme dans l’antichambre de l’enfer.
Les deux flics ont dû filer vers un poste d’observation, quelque part, derrière l’une des fenêtres d’en face. À l’affût, patients et tendus, invisibles. Ils reviendront après la série de concert. On n’emballe pas un symbole comme un vulgaire opposant.
Le 5 février 1945, à 6 heures, deux officiers de la Gestapo pénètrent dans l’Imperial. Ils demandent à voir Wilhelm Furtwängler.
— Le chef d’orchestre ? s’étonne le réceptionniste.
— Oui…
— Il est parti très tôt ce matin.
28
— Hommes de la milice de Berlin, vous venez de prêter serment au Führer ainsi qu’à l’avenir social de notre peuple, pour prouver que l’Allemagne dispose de millions d’hommes destinés à se battre !
Goebbels parle à la Volkssturm. Il a revêtu son uniforme noir et la casquette brodée d’argent qui sera toujours trop grande pour son visage d’oiseau. Blême, il jette un dernier regard au millier d’hommes armés à la va-vite. Des vieux, des demi-infirmes, des réformés, des sans uniforme, beaucoup de voyous. La Wehrmacht n’a pas voulu d’eux, ils crèveront dans un dernier baroud. Parce que, en face, l’Armée rouge les attend, le corps de bataille des bolcheviks qui vient de traverser la Pologne et qui a libéré les camps de la mort. Pas de quartier. Tous les Allemands le savent.
Bastiaan croise de plus en plus de ces miliciens en uniforme. Il passe des contrôles, profil bas. Ils pourraient l’appeler, lui aussi, au train où va la guerre.
— Furtwängler s’est enfui, dit Rammelt.
— Qui t’a dit ça ?
— Un proche de Speer, notre nouveau patron.
— Il risquait sa vie, murmure Bastiaan en hochant la tête.
— Il sera resté jusqu’au bout. On dit qu’il a fait partie du complot contre Hitler.
Bastiaan fait une moue dubitative. Douze ans de dictature enseignent l’instinct du silence. Sa tristesse profonde, il ne sait pas la dissimuler. Elle se lit sur ses traits immédiatement. Toute sa carrière aux côtés de Furtwängler l’a transformé. Rammelt demande :
— Tu te souviens quand tu lui as offert un paquet de café ?
— Furtwängler m’a chaleureusement remercié, mais il ne savait pas trop quoi en faire. C’est ma femme qui l’a torréfié, tu sais. Avec une poêle, dans notre cuisine. Ça se sentait dans tout le quartier.
Tous les membres du Philharmonique avait ramené des kilos de café d’une tournée au Portugal, ça devait bien faire la tonne, tout mis bout à bout. Même Knappertsbusch en avait bourré ses grosses valises. Le convoi de café, de violons et de contrebasses, de trompettes et de tout le fourbi de l’orchestre a traversé la France sous les bombes. Pas question de faire une halte. La Résistance française faisait sauter les ponts, chaque kilomètre était devenu une chance. Une fois à Berlin, pas mal de musiciens ont revendu le café au marché noir, pour des fortunes. Un troc de rien pour survivre à la faim qui rampe partout. Des grains de moka contre du lait ou du beurre. Philharmonie ou pas, tout le monde a le ventre vide.
— Regarde-moi ça, dit Rammelt dans sa barbe. Ils n’ont pas encore compris que c’est fichu. Les pauvres.
Bastiaan lève les yeux. Par-dessus les décombres, sur les tas de ruines, beaucoup de Berlinois y vont de leur petit drapeau à croix gammée, d’une bougie ou d’une image du Führer. Dans Friedrichstrasse, en face de la maison de Rodolphe Meister, monsieur Todt et sa femme, ceux qui donnaient des bonbons au fils de Christa, ont pavoisé leur balcon. Ils ont suspendu une pancarte :
Nos murs sont brisés
Mais pas nos cœurs !
Partout, sur les murs encore debout, des affiches :
Maintenant plus que jamais !
Battez-vous jusqu’à la victoire
Bastiaan ne sait quoi répondre. Les drapeaux font de petites taches rouges sur les monticules calcinés des effondrements. Les musiciens marchent, les yeux sur leurs souliers, l’étui de violon et la honte serrés contre eux. Bastiaan est un émotif, plus que Rammelt. La misère le touche en plein cœur. De l’autre côté de la rue, une grande affiche en gothique est accrochée à un reste d’immeuble :
Führer, commande, nous te suivrons !
Bastiaan et Rammelt sont bien habillés, costume impeccable et cravate. Les instruments qu’ils transportent valent des fortunes. Bastiaan a un bel italien, un Pietro Guarneri, pas un del Gesù mais c’est déjà considérable. Un prêt d’une banque de l’État. Il a choisi comme il le souhaitait, croyant que les violons posés sur la table étaient la propriété du Reich. Il a appris, quelques jours plus tôt, que l’instrument appartenait à une famille juive de Vienne.
— Jusqu’où allons-nous être aveugles ? a demandé Rammelt.
En apercevant un couple d’habitués des concerts, Bastiaan songe que leur fils doit se trouver au front. Lui, il a un certificat qui émane de la plus haute autorité. Pas d’armée, pas de champ de bataille à l’est, où les vies sont passées au tranchoir. Un privilège et une deuxième honte.
— Cette époque est folle, se désole Rammelt. Tout s’écroule, et nous on fait notre travail comme si de rien n’était. Pour faire croire que tout va bien. C’est grotesque.
Lors de la dernière répétition, il manquait un altiste. Furtwängler en a été informé. Il est entré dans une colère noire. Il a dit au régisseur :
— Occupez-vous de cette histoire. C’est un scandale !
L’altiste venait d’être arrêté par la milice. Il n’avait pas sur lui son laisser-vivre spécial, oublié à la maison. Étourdi. Quelques jours plus tard, il a été tué par les Russes.
— On veut continuer à vivre, plaide Bastiaan, à travers la musique qu’on ne peut pas tuer.
Deux autocars les attendent devant le Titania-Palast, la nouvelle salle de la Philharmonie, un ancien cinéma qui résiste à tout.
— On va au village olympique, dit le régisseur.
— L’hôpital de la Wehrmacht, grogne un trompettiste. Ils n’ont plus de places ailleurs pour mettre les blessés.
La salle qui les attend est peuplée des ombres du front. Des amputés, des aveugles, des trépanés. Ça sent l’éther et le détergent. La mort à laquelle les musiciens ont échappé, les cris et la fureur du front. Les massacres qu’ils tairont pour toujours. Le seul qui peut comprendre, c’est Hartmann le vétéran, le blessé du front de l’Est. Il est tendu en s’asseyant dans le bus.
Dans l’autocar, les musiciens parlent entre eux.
— C’est bien de montrer que, malgré tout, on continue à faire de la musique, dit Buchholz.
— On veut que les gens fassent une autre expérience que celle qu’ils ont vécue, déclare Rudolf sans trop y croire.
Arrivé sur la scène, Bastiaan se sent très mal à l’aise en ouvrant son étui. Face à lui, que des jeunes ou presque. Un estropié, le crâne enturbanné dans un gros pansement, le fixe étrangement. Le violoniste détourne les yeux et met du temps à comprendre que celui qui le dévisage est aveugle. Ses yeux donnent l’impression de couler, ils ont dû être brûlés.
Le Philharmonique a donné son dernier concert le 16 mars 1945. La salle de l’Admiralspalast affichait complet. Jusqu’au bout, le public est venu. Malgré les bombes, même les jours les plus durs, quand Berlin tremblait au point que les lustres de la salle faisaient d’effroyables cliquetis.