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Parfois, Furtwängler se dit que les âmes sont pareilles à ces décombres du passé. Son père est parti trop tôt, juste le temps de partager avec lui quelques années du monde des grandes personnes. Il rêve souvent de lui, en ce moment.

31

Vienne. Février 1946

Furtwängler déclare à des amis viennois qui attendent l’issue de sa déposition devant ses juges :

— Je me suis enfui d’Allemagne, en 1945, parce que la doctoresse qui soignait l’épouse de Himmler m’a signalé que les nazis allaient me tuer. Elle avait entendu une conversation. J’ai rencontré cette femme en janvier 1945. Elle m’a informé que j’étais sur la liste noire des nazis. On m’a épargné jusqu’en 1945, uniquement parce que mon prestige était utile. En s’écroulant, le régime nazi allait m’assassiner.

Les sept membres de la commission autrichienne interrogent Furtwängler. Il refuse de faire des déclarations publiques avant que l’examen ne soit achevé. Des personnes liées à la Philharmonie de Vienne indiquent à la presse que sa défense est basée sur la preuve qu’il n’a jamais eu de position officielle après qu’il eut démissionné en 1934 de la direction du Staatsoper et de la Philharmonie de Berlin.

Le général Robert McClure, représentant des USA dans Berlin occupé, assimile Furtwängler à un « instrument du parti nazi ».

— Le célèbre chef allemand ne sera pas autorisé à retourner à son ancien poste de directeur de la Philharmonie de Berlin.

McClure a reçu une lettre de Yehudi Menuhin.

À moins que vous ne déteniez des documents compromettants vous permettant d’étayer vos accusations à l’encontre de Furtwängler […], je me verrai forcé d’exprimer avec véhémence mon désaccord quant à la décision que vous avez prise de lui interdire de diriger. Cet homme n’a jamais été membre du parti, n’a occupé aucune fonction officielle après avoir démissionné de sa propre initiative de ses fonctions directoriales auprès de son orchestre […]. En de nombreuses occasions, il a risqué sa vie et sa réputation en intervenant pour protéger amis et musiciens de son orchestre. Je ne crois pas que le fait de rester dans son pays, surtout pour se consacrer au travail qui était le sien et qui ressemblait à une sorte de « croix rouge » spirituelle où à une mission pastorale, soit […] de nature à justifier une condamnation. Bien au contraire. En tant que militaire, vous devriez savoir que rester à son poste requiert parfois davantage de courage que prendre la fuite. Il a sauvé […] la meilleure part […] qui puisse être de rédemption dans la culture allemande. […] Ne sommes-nous pas, nous les Alliés, infiniment plus responsables d’avoir consenti, et cela de notre plein gré, à pactiser avec ces monstres jusqu’à la dernière minute, quand finalement […] nous nous sommes précipités sans grand esprit chevaleresque dans ce combat, sauf bien sûr, la France et l’Angleterre qui ont eu le courage de déclarer la guerre avant d’être elles-mêmes attaquées ? […] Je suis convaincu qu’il est gravement injuste et lâche de notre part de faire de Furtwängler la victime expiatoire de nos propres crimes. […] Si cet homme dorénavant vieux et malade est prêt et impatient de se réatteler à sa tâche et à ses lourdes responsabilités, il devrait y être encouragé, car c’est précisément dans ce Berlin dont il est l’enfant qu’il peut être le plus utile. Si ce pays moribond parvenait à redevenir un membre honorable de la communauté des nations civilisées, ce serait grâce à des hommes, comme Furtwängler, qui ont prouvé qu’ils étaient capables de sauver au moins une partie de leur âme. […] Ce n’est pas en les étouffant que vous parviendrez à vos fins. Vous auriez alors commis un acte de vandalisme aussi réel que celui de nature plus évidente qui consiste à lacérer des tableaux ou à massacrer des églises{6}.

Le général McClure ne veut rien entendre. C’est un personnage buté au service d’une propagande bien rodée. Il affirme que Furtwängler est désormais interdit, d’un commun accord avec les Alliés. De nombreux Berlinois importants demandent que le chef soit autorisé à retourner dans sa ville natale et à ses succès inoubliables. McClure répond :

— Il est indiscutable que Furtwängler était identifié de manière notoire avec l’Allemagne nazie. En s’autorisant lui-même à devenir un instrument du parti, il donnait une aura de respectabilité au cercle de ceux qui sont actuellement en procès à Nuremberg pour crimes contre l’humanité. Il est inconcevable qu’il lui soit permis d’occuper un poste en Allemagne à un moment où nous essayons d’effacer toute trace de nazisme.

McClure enfonce le clou. Furtwängler a été nommé conseiller d’État par Göring en 1933. Il n’a jamais renoncé à ce titre honorifique. L’accord des Alliés met au ban quiconque a été membre du Conseil d’État après le 1er janvier 1934.

McClure ajoute :

— Furtwängler était vice-président de la Chambre de musique du Reich, autre organisation sur la liste noire, jusqu’à sa dispute avec le parti nazi en décembre 1934.

Furtwängler enrage. Le titre de conseiller d’État, il a demandé qu’il lui soit retiré. Hitler a refusé. Le petit Karajan est moins ennuyé que lui. Pourtant, il était membre du parti nazi et son agent était le SS Obersturmfüher Rudolf Vedder.

Furtwängler a des défenseurs qui précisent qu’il était antinazi, rappelant sa lettre à Goebbels en 1933 par laquelle il protestait contre le boycott des artistes juifs. Ils citent également la correspondance de Furtwängler avec Göring où le chef d’orchestre demande à être soulagé de diriger des représentations d’opéra à Berlin en raison de divergences avec Tietjen, alors en charge du Staatsoper.

En décembre 1945, Yehudi Menuhin tente en vain de faire lever le boycott. À Vienne, la commission spéciale fait des investigations pour déterminer si Furtwängler est responsable de collaboration avec les nazis. Un poste est prévu pour lui dans la capitale s’il est blanchi.

Friedelind Wagner, petite-fille du compositeur Richard Wagner, entre dans la controverse sur Furtwängler. Elle affirme qu’elle l’a entendu, en 1936, défier la menace de Hitler d’être enfermé dans un camp de concentration. Friedelind Wagner s’est installée en Angleterre à cause de ses positions antinazies que sa mère, Winifred, n’a pas supportées. Quand on lui demande ce qu’elle pense de Furtwängler, elle déclare :

— Le chef d’orchestre était un être faible, mais il s’est toujours opposé au nazisme. Il y a douze ans, à Bayreuth, il a rencontré Hitler dans la maison de ma mère. J’avais seize ans à l’époque. Je me souviens très bien de Hitler se tournant vers Furtwängler et lui disant qu’il devrait s’autoriser lui-même à être utilisé par le parti à des fins de propagande. Je me souviens du refus de Furtwängler. Hitler se fâcha et dit à Furtwängler que, sinon, il y aurait un camp de concentration pour lui. Furtwängler resta silencieux durant un moment et répondit : « Dans ce cas, monsieur le chancelier, je serai en bonne compagnie. »

La commission autrichienne comprend sept membres. Elle statue sur le fait de savoir s’il faut autoriser Furtwängler à diriger la Philharmonie de Vienne. Les autorités alliées ont moins de pouvoir, ici. Le 22 février, elle décide de réintégrer le chef d’orchestre dans ses fonctions à la tête de l’orchestre viennois. Le succès est de courte durée. Quelques heures après la décision de la commission autrichienne, Berlin s’en mêle. Furtwängler ne peut pas diriger en Allemagne. Pas encore, peut-être jamais.

— Ne désespère pas, dit Elisabeth au téléphone d’une voix qu’elle veut rassurante. Il faut laisser passer du temps.