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— De quoi allons-nous vivre ? Nous n’avons plus aucune économie.

La colère défigure le chef d’orchestre. Il est redescendu tout en bas de l’échelle de la société des musiciens. Combien rêvent de lui donner le coup de grâce ?

— Je ne suis pas encore à genoux.

Les chances d’avoir la possibilité immédiate de diriger la Philharmonie de Vienne ont probablement été anéanties par la déclaration du commandement américain en Allemagne, selon laquelle il ne peut pas diriger à Berlin. Et ne pourra pas travailler à Vienne. Ni en Suisse. Où aller ?

— Nous ne pouvons plus tendre la main pour nourrir nos enfants, dit Furtwängler.

— Je sais, Wilhelm.

Leo Borchard, le chef qui a repris les rênes du Philharmonique après le désastre, a été tué en août 1945 par une sentinelle américaine. C’est un jeune de trente-trois ans, un Roumain, qui le remplace. Sergiù Celibidache, un beau type au visage passionné, très exigeant. Furtwängler le connaît, ils s’écrivent régulièrement. Celibidache le vénère presque, il ne cherchera pas à prendre sa place et lui passera la baguette le moment venu. Celui qu’il faut craindre, c’est Karajan. Lui, il sait naviguer, et d’une drôle de façon. On dirait que les autorités d’occupation n’ont que faire de son passé plus que sombre. Pour le moment, les fidèles de Furtwängler le maintiennent au loin.

— Quand je serai mort, c’est lui qui me remplacera.

Elisabeth lève les yeux au ciel.

— Ne dis pas de bêtises, Wilhelm.

— Je sais ce que je dis. Les musiciens ne voudront pas de Celibidache et choisiront le petit K.

32

Berlin. Mars 1946

Le cinéma aux armées, aux militaires américains envoyés en Allemagne :

Vous verrez de beaux paysages, ne les laissez pas vous tourner la tête. Vous êtes dans un pays ennemi.

Le parti nazi est peut-être dissous mais la façon de penser nazie, le dressage nazi et la tricherie nazie demeurent.

Quelque part dans cette Allemagne, il existe deux millions d’officiers, tous ex-nazis. Ils n’ont plus de pouvoir, mais ils sont toujours là et ils réfléchissent à demain.

Souvenez-vous qu’hier, n’importe quelles affaires professionnelles étaient une partie du système hitlérien. Pratiquement chaque Allemand était une partie de ce système.

Ils croient qu’ils sont nés pour être les maîtres, ne discutez pas. Vous n’êtes pas envoyés comme éducateurs. Vous êtes des soldats de garde. Vous observerez leurs lois, respecterez leurs traditions et leur religion, et vous respecterez leur droit à la propriété.

Vous ne serez jamais amicaux.

Vous serez distant, vigilant et méfiant.

Le major Steve Arnold a interrogé Bastiaan, Rammelt, Hartmann et quelques autres musiciens du Philharmonique. Tous ont juré la main sur le cœur qu’ils n’ont jamais été membres du parti nazi et que Furtwängler n’a jamais été un nazi. Ce matin, Arnold attend leur chef d’orchestre.

À Nuremberg, au même moment, on juge Göring, Sauckel, Hess, Streicher et d’autres. Speer lui aussi est sur le banc des accusés. La plupart vont être pendus.

Furtwängler dispose d’un peu de temps libre et marche dans sa ville natale, l’horreur au ventre. L’impression d’être une sorte de revenant qui arpente le royaume des morts.

Berlin n’a plus de couleurs. Berlin n’existe plus. Les façades pathétiques, faméliques et noires de guerre se découpent dans le ciel d’azur. Partout, des vieux et des femmes vont d’un tas de pierres à un autre tas de pierres, courbés sous le destin. Il n’y a plus de jeunes Allemands ou si peu, dans ces rues effondrées. À chaque recoin, à l’abri des moignons d’immeubles, on vend de tout ce qui peut être récupéré ou volé. Des femmes font la chaîne en se passant des seaux de gravats, de temps à autre un vieux ou un gamin leur donnent la main. Porte de Brandebourg il est écrit, en grosses lettres noires sur fond blanc :

Vous entrez dans le secteur soviétique

Passé la porte de Brandebourg, un grand portrait de Staline encadré d’or et de liserés rouges trône au milieu d’Unter den Linden. De part et d’autre, des drapeaux écarlates frappés de la faucille et du marteau, et une étoile rouge qui surmonte cette sorte d’estrade. Staline, décorations pendantes, porte un regard bienveillant vers un horizon lointain ; un semblant de sourire lui donne un air bonhomme. Au-delà de cette bobine et des fanions qui flottent dans le vent discret, un autre monde s’étale, immense, encore incertain.

Unter den Linden n’a pas survécu, il ne reste plus qu’une enfilade de souvenirs meurtris. Le Staatsoper, bousillé. Les rats de guerre ont chapardé les fauteuils et les tentures, les costumes de divas avec leurs fausses perles, les plastrons de héros de scène, tout y a passé, pillé, dépecé, emporté dans les caisses des soldats venus d’Ukraine ou d’on ne sait où. Ça deviendra quoi, tout cet univers de petits rêves qui n’existent que dans les théâtres ? Des trophées pour des brutes.

Les obus ont troué la place où les étudiants avaient brûlé les livres. La grande église et l’université n’ont pas résisté, leurs toits dessinent des arcs brisés dans le ciel. Il faudra tout rénover ou tout détruire. Les Soviétiques feront bien ce qu’ils veulent. Du passé, faisons table rase. Wilhelm en a peur, question d’instinct. Pourtant, son principal défenseur dans le procès qu’on lui fait est un général de Moscou, un musicien qui aime les belles choses. Il voudrait bien damer le pion aux procureurs yankees, prendre le chef sous son aile, l’emmener jusqu’à Moscou, pauvre étoile qui vient de pâlir.

La statue du Kaiser Guillaume II a tenu le coup. Aucune charge, aucun phosphore, aucun plomb durci n’est venu à bout ni des quatre lions orgueilleux qui gardaient les trophées de la victoire sur les Français, ni du génie féminin de la paix, ni des déesses de la paix, allongées aux pieds de l’empereur, ni des personnages monumentaux assis sur les marches du piédestal sur lesquels les soldats soviétiques viennent poser, casquette en arrière et petites pépées au bras, ni de l’aigle orgueilleuse, menaçante, les ailes déployées, le bec redoutable. Des tonnes et des tonnes de bronze, tout l’orgueil d’une jeune nation qui tenait dans sa main de fer les vieux royaumes de Saxe, de Prusse, de Bavière et de Wurtemberg. Il y avait tellement d’animaux moulés dans le métal que les Berlinois avaient surnommé le monument le « Zoo du Kaiser ».

Il est écrit, au dos du socle qui supporte la statue équestre de l’empereur :

Le peuple allemand, par reconnaissance et amour fidèle

Furtwängler n’aime pas le monument. Il n’allait pratiquement pas dans ces lieux de gloire nationale, face à la Sprée qui coule d’un long silence et d’indifférence. Il n’a jamais marché au pas. Dans son enfance, il ne supportait même pas d’être dans les quatre murs d’une classe, avec d’autres gamins de son âge. Aucun diplôme, aucune université. Le grand maestro est nu. Rien que l’école de la nature, les maîtres qui venaient à la maison et la musique qui coulait dans ses veines.

Furtwängler grimpe dans un tramway cabossé. Il n’y a plus de taxis dans Berlin, plus de métro. Les lignes circulent entre les ruines en tintinnabulant. Ding, ding, ding… Des petits triolets cristallins qui rappellent un peu le monde d’avant.