Dans le wagon, un homme au costume élimé le reconnaît et lui propose sa place. Il refuse d’un sourire pincé en baissant la tête. Un groupe de jeunes filles lui sourit. Tout le monde le reconnaît. Il voudrait disparaître, ne plus courir sur cette croûte de guerre, ne plus s’enfoncer dans ses plaies encore suintantes. Ce peuple qui le regarde, comme un animal blessé, ces gens qui le touchent du regard, il ne peut pas croire qu’ils sont coupables, par négligence, par ignorance, par lâcheté, par cette nonchalance typiquement allemande, mais aussi par arrogance, méchanceté, cupidité et besoin de domination. Non, il ne veut pas le croire.
Le bureau du major Arnold est au deuxième étage d’un immeuble glacial. Les bombes l’ont épargné, lui aussi. Un drapeau américain remplace l’aigle du Reich. Un long escalier de marbre gris fait une volte aérienne. Furtwängler monte, comme une âme en peine.
Le major Arnold est courtier en assurances dans le civil. L’armée le charge d’instruire le dossier. Le général McClure l’a mis dans l’ambiance :
— Ne vous laissez pas influencer. Furtwängler est coupable comme tous les Allemands. Souvenez-vous des images des camps de la mort. Pas d’indulgence.
Arnold a suivi l’armée depuis la Normandie. Il en a vu, des horreurs, de l’humanité abîmée. Mais les images de Belsen et de Birkenau ont retourné son âme. Il en a vomi et s’est soûlé dans un bar américain en écoutant une chanteuse fatiguée. Quand il sort dans Berlin pour se rendre à la commission de dénazification, un sentiment de dégoût le prend. Les visages qu’il croise lui sont devenus insupportables. De l’indulgence, il n’en aura pas avec ce musicien qui prend de grands airs lorsqu’on l’interroge.
Furtwängler n’a pas d’avocat, juste un troupier chargé de tempérer le major. Un jeune homme d’origine allemande, juif, réfugié aux États-Unis. Pas de défense. Le chef est seul devant l’histoire en train de s’écrire, celle des vainqueurs. Arnold a la violence des ignorants, de ceux qui jouissent du petit pouvoir qu’une tragédie leur confère. Mâchoires carrées, l’œil malin, il aboie toujours entre deux moqueries, cache ses cartes comme un forcené du poker.
Furtwängler s’assoit. Arnold n’a pas levé les yeux de son dossier.
— Vous êtes ici pour être jugé devant le tribunal pour artistes de la commission de dénazification. Vous encourez le bannissement de la vie publique en vertu de la directive du Conseil numéro 24.
— J’ai déjà été entendu et jugé en Autriche, dit Furtwängler d’une voix enrouée. On m’a lavé de tout soupçon.
— Ce qu’il se passe à Vienne ne me regarde pas, répond Steve Arnold, sans quitter des yeux la feuille qu’il est en train d’annoter.
Il fixe le chef d’orchestre.
— Première question, monsieur, pourquoi êtes-vous resté en Allemagne pendant toute la période hitlérienne ?
Furtwängler réfléchit avant de répondre. Il ne s’attendait pas à une question aussi générale.
— J’ai toujours essayé d’analyser mon attitude, moi-même, avec prudence et profondément. En tant que musicien, je suis plus qu’un simple citoyen. Un citoyen de ce pays au sens éternel dont les génies témoignent… Je sais qu’une grande performance est plus forte que l’esprit de mort de Buchenwald ou d’Auschwitz…
— Taisez-vous ! Vous n’avez pas honte ?
Arnold se lève en bousculant son fauteuil.
— Avez-vous déjà senti l’odeur de la chair brûlée ? Je la sentais à des kilomètres. J’ai vu les crématoires et les chambres à gaz. Et vous, vous mettez sur la même échelle des millions de morts et votre musique…
Furtwängler tremble de colère. Il n’a jamais été traité de la sorte. Les vociférations d’Arnold l’ébranlent.
— Savez-vous, monsieur, qu’ils avaient des orchestres dans leurs camps ? Quel cynisme !
Arnold se rassoit.
— Je vous le demande à nouveau : pourquoi être resté dans ce pays de démons ?
— Me reprochez-vous de ne pas avoir fait de la politique ?
— Oui, je vous le reproche.
— Mais savez-vous que faire de la politique, c’était finir dans un camp et mourir ?
— Alors, vous avez préféré vous pavaner avec votre orchestre ?
— Au fond, hurle Furtwängler, vous me reprochez de ne pas avoir été pendu ?
— Oui, je vous blâme pour cela. Je vous blâme pour votre couardise. Je vous reproche d’avoir dirigé le Philharmonique de Berlin pour l’anniversaire de Hitler, votre ami. D’être resté jusqu’à ce que la situation ne devienne plus tenable.
— Oui, major. Je me suis tenu sur une corde raide, entre l’exil et la potence. Faire de la politique, c’était encourir la peine de mort, et vous le savez.
— Voyons… Vous étiez tout, pour eux. Le jour de la mort de Hitler, la radio a joué un enregistrement. Une symphonie de Bruckner. Savez-vous quel chef ils ont choisi ?
— Comment le saurais-je, je n’étais plus là ?
— Ils vous ont choisi, vous.
Furtwängler se tait un instant, essayant de contenir sa colère. En vain, il explose.
— Pourquoi autant d’acharnement sur moi ? Pourquoi d’autres peuvent déjà travailler et non moi ? Je n’ai jamais été un nazi et vous le savez parfaitement ! Vous voulez quoi, au fond ? Que je crève de faim ?
Wills, l’assistant d’Arnold, et la greffière baissent les yeux.
— Sortez ! crie Arnold. Nous en reparlerons demain.
Le deuxième jour, la deuxième joute entre Arnold et le musicien est houleuse. Le chef fait profil bas puis s’emporte, une fois encore, à propos de l’anniversaire de Hitler et des quelques concerts qu’il a donnés devant les dignitaires nazis. Arnold gueule, à propos de tout.
— Vous avez soutenu des Juifs ! La belle affaire, c’était pour mieux vous dédouaner, au cas où la guerre finirait. Mauvais calcul ! Elle est finie et vous êtes devant vos juges.
Ils se méprisent mutuellement. L’assureur d’un trou perdu des États-Unis et le chef que le monde entier adulait.
Le troisième jour, le militaire croit tenir sa revanche sur l’étoile qui a perdu son éclat. Il le fait patienter. Lui, le meilleur chef de sa génération, celui qui avait ses entrées partout. Il faut qu’il mette sa fierté en berne devant un courtier en assurance. Il n’y a que la jeune greffière, au visage souffreteux et pâle, qui semble avoir de l’empathie pour le vieux chef. Elle est allemande et ses yeux disent les souffrances de sa jeune vie.
La revanche d’Arnold se trouvait dans les poubelles de la mauvaise conscience allemande, des fiches dressées par un certain Hinkel, un des hommes des basses œuvres. L’assistant d’Arnold a mis la main sur les aventures de Furtwängler, les fiches qui racontent « ses frasques », comme dit le soldat, suffisant pour un Américain, pour n’avoir pas de morale et donc être un nazi.
— Combien avez-vous d’enfants, monsieur Furtwängler ? demande Arnold à brûle-pourpoint.
— Ça ne vous regarde pas.
Le major tape du poing sur son bureau. Sa bouche se tord en un rictus de mépris.
— Eh bien, si, figurez-vous, ça me regarde ! Tout votre passé me regarde ! Nous allons parler de madame Geissmar, celle qui vous fournissait en jeunes femmes. La mémoire vous revient ?
Wilhelm Furtwängler ne sait pas répondre à ça, aucune de ses armes ne peut combattre ce qui est veule et tordu dans l’esprit d’un procureur. Berta Geissmar est juive, elle a témoigné en sa faveur. Arnold se lève, marche de long en large et vocifère, dans le dos du maestro.
— Combien d’enfants illégitimes avez-vous, monsieur Furtwängler ?
— Je ne reste pas ici une minute de plus !
— Partez, monsieur le grand musicien. Mon enquête est bouclée, vous serez devant vos juges dans quelques jours. Nous ne sommes pas à Vienne, ici ! Vous allez vous en rendre compte très vite.