— Comment vous en êtes-vous rendu compte ?
— Ferdinand Frantz a voulu reprendre car il avait chanté faux. Je lui ai fait un sourire complaisant mais j’ai bien vu qu’il était gêné. Nous avons repris et je lui ai demandé si cela lui convenait. Il m’a regardé d’une drôle de façon, je dirais même de manière compatissante. J’ai perçu qu’il avait compris que mon oreille me trompait. Je suis rentré, bouleversé.
Les yeux du chef d’orchestre se mouillent. Il passe la main sur son front dégarni.
— Je ne peux plus diriger, docteur. Imaginez-vous ce que cela représente. Furtwängler, sourd !
Le médecin range un presse-papier qui traîne devant lui. Furtwängler se lève, ajuste son chapeau sur son crâne chauve et sort.
Vienne a conservé des odeurs de guerre et de souvenirs calcinés. Les grands boulevards se brisent comme des lignes de frises noires entre des tas de décombres que les pelles mécaniques vont cacher dans un étrange recoin du monde. Il ne reste rien ou presque du bonheur d’avant, quand Vienne, comme Berlin, s’oubliait dans la brume et que son peuple s’agitait autour des théâtres et dans les brasseries. Les gens cherchaient à se distraire à la folie. On aurait dit qu’ils sentaient la tragédie pointer dans les bourgeons des tilleuls, au dernier printemps. Les jupes des femmes raccourcissaient, le vin et la bière coulaient à flots. Les mœurs étaient plus libres. Des manèges tournaient, sur les places, les enfants criaient, les filles faisaient les yeux doux aux premiers amoureux. On s’abandonnait, on s’oubliait.
Et puis, l’hiver est venu. Un jour de décembre 1938, Furtwängler n’a plus vu Arnold Ziegel, le second violon du Philharmonique de Vienne, un jeune musicien qu’il appréciait. Le régisseur a dit que Ziegel avait fui, sans doute vers la France ou l’Amérique.
— Bon débarras ! avait ajouté l’intendant du Philharmonique. À présent, les têtes vont rouler, surtout celles de Juifs, comme partout dans le Grand Reich.
Wilhelm s’était mis en colère, comme rarement.
— Votre Führer est un imbécile ! avait-il hurlé.
Le fonctionnaire, un bonhomme grassouillet, aurait pu rire au nez de Furtwängler, mais tout le monde savait qu’il était le chef d’orchestre préféré de Hitler.
Une bourrasque de froid monte du canal du Danube et traverse la Bilderstrasse. Furtwängler grelotte soudain et remonte le col de son manteau. Depuis quelques jours, une toux sèche frappe durement sa poitrine. Le froid, celui qui traverse le corps et l’âme, l’a pris au dépourvu. À présent les minutes doivent être remplies à ras bord. Il n’aura plus la fièvre des philharmonies, l’angoisse des coulisses, l’attente moite, les chanteurs qui guettent du coin de l’œil la baguette du chef. Et puis, cette électricité qui le traverse le long des crescendos quand il tient tout un orchestre dans le fond des yeux.
On va le questionner, il doit refuser des concerts. Dire à la presse que la fatigue est là, qu’il a beaucoup enregistré ces derniers temps et qu’il faut se reposer pour mieux repartir. Le 30 novembre, il aura soixante-huit ans. Il est peut-être temps de tourner une page.
Faire ses adieux. Saluer une dernière fois. Tout faire pour la dernière fois. Les applaudissements, la poignée de main au premier violon, le regard qui embrasse la salle qui crépite. Lever la baguette. Vibrer. Et n’être plus.
Il vient d’annuler Tristan et Isolde à l’Opéra royal du Danemark. Le directeur du théâtre en a pleuré. Il n’ira pas à Copenhague, impossible.
— Vous trouverez bien un jeune chef pour me remplacer, a dit Wilhelm. Il y en a de très bons, vous savez !
— Personne ne remplace Furtwängler, a gémi le directeur avant de raccrocher.
Wilhelm ne dirigera plus son Tristan, comme dit Elisabeth. Plus jamais, il le sent. C’est un peu comme une première mort, et ça en a le goût fade.
Sur les quais du Danube, des gosses jouent à cache-cache entre des camions à chenilles de l’armée américaine. La ville, sombre, paraît encore en deuil, dans le ciel chiffonné. Wilhelm passe devant des soldats qui ne le reconnaissent pas. Pourtant, sa photo se retrouve souvent en une des magazines. L’un des militaires, une sorte d’officier, un mâcheur de chewing-gum, lui jette un regard d’arrogance, une clope au coin de la bouche, le casque rejeté en arrière. Le maestro a envie de s’arrêter, de dire qu’il est Furtwängler, tout de même, et que le monde d’avant était à ses pieds. On le traiterait immédiatement de nazi, de salaud, de vendu. Un grand artiste qui a serré la main de Hitler.
« Nous sommes des Allemands, s’est-il souvent dit. C’est un immense honneur mais cela nous impose des devoirs. Il nous faut l’accepter, dans la joie et dans notre souffrance, même injuste. » Il le pense toujours.
Une ombre le suit et l’accompagnera jusqu’au bout du chemin. L’ombre de lui-même, de ce qu’il n’a jamais été, de ses échecs. Il veut composer de la musique à présent pour ne pas hurler dans le silence de la nuit qui l’enveloppe déjà. Dans quelques jours, il aura posé les dernières notes sur sa troisième symphonie. Le dernier mouvement. Qui n’est pas une apothéose mais des violons qui s’éteignent doucement dans le lointain, diminuendo, des notes très longues sur le timbre sombre des cors et des trombones.
Il s’arrête et balaie du regard les quelques façades qui s’appuient encore sur leurs béquilles d’échafaudages. Un tramway jaune arrive. Deux femmes s’empressent de franchir les rails, le cabas à bout de bras. Le musicien les observe un instant. Il a envie de courir et de leur dire qu’il va enfin composer de la musique pour des femmes comme elles, pour leurs enfants, leurs maris défunts. Ne faire que ça, c’était sa première vocation, ses premiers tumultes, ses plus grands rêves d’enfant.
— Je serai sourd, bientôt, murmure-t-il.
Il a envie de le crier aux faces souffreteuses des bâtiments. Le hurler aux soldats, des Soviétiques, des Français des Américains et des Anglais qui plantent leurs drapeaux comme des bestioles voraces qui marquent leurs territoires, partout dans Vienne, avec leurs camions qui fument noir et leurs godasses qui tambourinent sur les langues de goudron craquelées.
Les militaires lui tournent le dos tandis qu’il atteint un énorme tas de moellons et de briques. Les troupiers s’en foutent, du désarroi d’un chef d’orchestre, aussi immense soit-il. Le géant est infirme. Plus de philharmonies et de grandes affiches avec son nom. Les jeunes loups n’attendent qu’une chose, lui chiper sa baguette, prendre son estrade, lui donner un coup d’épaule.
34
La pluie s’est arrêtée dans la nuit, par paquets entiers que le vent du nord emporte loin, vers les montagnes qui ferment l’horizon modeste du Léman. Il fait déjà frais, presque froid, l’automne touche à sa fin. Il ne reste guère que quelques taches de rousseur tenaces des grands ormes et des mélèzes dans le vert profond des sapins et des grands épicéas. Sur les montagnes qui surplombent Montreux et le Léman, la première neige frise les arêtes.
Wilhelm Furtwängler s’est réveillé à l’aube, dans une sorte de paix tranquille. Par la fenêtre du salon, il observe dans le jour incertain les nuages qui s’attardent encore dans le ciel pâle. Il fera beau, de cette beauté que l’hiver couvrira bientôt de ses mystères étincelants.
Elisabeth dort encore, recroquevillée telle une enfant, le visage caché sous son bras. Le sac est bouclé depuis la veille, comme au temps des excursions d’adolescent. Wilhelm n’emporte pas grand-chose, le nécessaire, rien de plus, un morceau de pain noir, une gourde de cuir, du fromage et une pomme. Il est heureux, d’un simple et pur bonheur. Pour un temps, le tumulte ne le suivra pas.