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Il a toujours pensé que la véritable démarche professionnelle du chef d’orchestre est similaire à celle du médecin ou du prêtre, elle ne réside pas dans la recherche de la perfection des gestes à accomplir mais dans l’attitude spirituelle.

L’essentiel échappe à la technique, et ce qui échappe à cette technique exige du travail assidu, alors que l’art est inspiration, grâce accordée. La technique envahit, domine, élimine tout ce qui lui est étranger, avant tout l’insaisissable. Quand il a voyagé aux États-Unis, il a vu et entendu des orchestres de très haut niveau, des champions de la virtuosité. Les meilleurs orchestres qui puissent exister. Les Américains pouvaient se payer les meilleurs violonistes d’Autriche, les meilleurs bois français et les meilleurs cuivres allemands. Ça ne faisait pas pour autant de grands orchestres, car il faut faire jouer tout cela en même temps. En Amérique, la qualité d’une interprétation d’une symphonie de Beethoven demeure secondaire par rapport à la qualité de l’orchestre en soi. On se demande par exemple si le Boston Symphony Orchestra est supérieur à celui de Philadelphie. Il a dirigé le New York Philharmonic, la meilleure sonorité qu’on ait jamais entendue. Mais il n’y a pas de place pour l’improvisation, pour le cœur, pour l’âme. C’est le pire des défauts.

La troisième symphonie est posée sur son pupitre. Il pose sa main gauche dessus et, d’un coup de pouce, soulève quelques pages.

— Ce sera la dernière. Je n’irai pas plus loin.

Les notes courent sur les portées et font de drôles de vagues le long des liaisons. Chaque pause, chaque silence a été griffonné puis effacé. Les signes hésitent, résistent, le musicien ne peut pas tout. Il suit une mélodie intérieure qu’il ne sait pas toujours contrôler. Le final du quatrième mouvement touche à sa fin, il reste encore un peu de travail.

La baguette du maestro est posée sur le piano, à côté de la gomme et du crayon. Les trois instruments de sa vie. Diriger, écrire, gommer, revenir, prendre un autre chemin. Changer de tonalité.

— C’est presque fini, tout cela.

Il regarde un instant cette baguette comme un vulgaire objet qu’il a poli de ses longs doigts habiles. Quand il ne voulait pas serrer la main des dignitaires nazis, il la tenait fermement dans sa main droite, en saluant sévèrement avant de s’éclipser. C’est une baguette un peu épaisse, toute blanche, avec un petit manche en ébène.

— Bien, dit-il en la saisissant. Reprenons. Première mesure.

Tout le Berliner est devant lui. Les regards sont tendus. Ils se tournent vers les trompettes. Deux notes sombres, puis les cordes comme un murmure qui enfle. Il les entend, les cuivres qui font des éclats mineurs. Puis il accélère. Les pupitres se répondent,

Crescendo, ordonne-t-il de sa voix caverneuse.

Il agite son bras gauche, comme s’il suivait chaque note, tandis que le droit bat la mesure.

Elisabeth s’est réveillée, les cheveux en bataille. Ses mains sont crispées dans les poches de sa robe de chambre. Elle reste dans l’ombre du couloir et contemple son mari dont le corps voûté s’anime à chaque pulsation de la musique. Il tremble de tout son être, les bras partageant l’air devant lui. Son visage est blême, ses yeux fiévreux cernés de cendre. Il s’arrête tout à coup. Une quinte de toux le secoue douloureusement. La baguette tombe. Il a juste le temps de sortir un mouchoir de sa poche pour cracher la glaire qui le gêne, toute sanguinolente.

— Tu dois te faire soigner, Wilhelm ! Il ne faut plus attendre. Si cette maladie empire, ce ne sera pas bon.

Elisabeth est une femme courageuse. Il dit :

— De cette maladie je vais mourir, et ce sera une mort facile. Ne me quitte pas un seul instant.

— J’ai pris contact avec le docteur von Löwenstein. On va aller dans sa clinique, à Ebersteinburg près de Baden-Baden.

35

Paris, 1954

Rodolphe Meister se réveille en nage. La nuit se termine sur un mauvais rêve. On ne dort jamais seul, l’inconscient se permet tous les coups tordus. Furtwängler s’est invité dans son cauchemar. Une image confuse et une musique entêtante : le duo d’amour de Tristan et Isolde, le plus long de toute l’histoire de la musique. Quarante-cinq minutes d’un pur génie sur des paroles sirupeuses. Plus jeune, il trouvait ça parfaitement ennuyeux. On change. Dans son rêve, au beau milieu du concert, Rodolphe perdait le tempo, pris d’une sorte de panique incontrôlable. Les chanteurs grimaçaient, hideux et menaçants. Le Philharmonique vacillait, tout déraillait. La grande embardée. Assis dans la salle, à peine visible dans le noir, Furtwängler, goguenard, applaudissait avec de gros rires sonores et moqueurs.

— Tu as encore crié, dit Christa sur un ton de reproche. Ton petit déjeuner est prêt.

Elle est vêtue d’un peignoir de cachemire bleu pâle, trop chaud pour la saison. Un long peignoir semblable à celui qu’elle mettait dans sa loge avant de passer les costumes des grands rôles. Elle l’a noué fermement à la taille pour mieux dessiner sa silhouette de grande dame. Elle a longtemps résisté au lent endormissement de l’âge, mais elle est désormais vieille. Avec ses petites manies, son café noir, jamais sucré, son petit univers, plus grand que l’univers, où ce qui a été englouti par la guerre vaut mieux que le présent qui se ratatine de jour en jour.

— Regarde ce que je t’ai préparé. Comme quand tu étais petit.

Christa parle en allemand. Jamais de français à la maison, si ce n’est pour le strict nécessaire. On écoute Radio Berlin, quand on l’écoute. Mais elle n’a pas voulu retourner à Berlin.

— Ça n’existe plus, tout ça. Les rues, les églises, les théâtres ne sont que de la poussière froide. Inutile d’y revenir.

Sur la table du salon, à côté de la tasse à café en porcelaine de Saxe, elle a posé un petit pot de beurre, des tranches de pain noir, couchées comme des dominos et une belle assiette de jambon fumé, avec un œuf dur et du fromage.

— Je n’ai pas faim, dit Rodolphe. Je mangerai plus tard.

Christa a gardé ses manières de divas qui relèvent le menton et s’en retournent dans leurs secrets de coulisses pour signifier leur déception.

— Je suis désolé, Maman. J’ai mal dormi et j’ai du travail.

Rodolphe s’enferme dans son bureau. À côté du tourne-disque en acajou traînent des enregistrements qu’il écoute fréquemment. Debussy, Alban Berg, Ravel, et toutes les symphonies de Mahler sous la baguette de Bruno Walter.

Il place sur la platine le premier disque de Tristan et pose le saphir sur le microsillon. La musique s’élève en quelques notes des violoncelles, lente, belle et sombre. Rodolphe s’allonge sur son divan et se laisse envahir par le long crescendo. Dès les premières notes, c’est profond et sublime. La tension du drame n’est plus romantique, comme dans beaucoup d’enregistrements fadasses, mais psychologique. Le vieux chef atteint le sommet de son art. Faire mieux est un impossible pari. Tu es fou de t’y frotter.

— Tu feras autre chose, dit Rodolphe à voix haute. Tu le dois !

Aller au-delà de Furtwängler, bâtir sur ce qu’il a laissé en chantier. Rodolphe songe à le visiter, l’interroger, percer les secrets. Pour cela, il faut retourner en Allemagne. Tu n’y couperas pas. La vie est comme un éternel retour. Tu iras marcher sur les gravats.

Sa statuette de pâte à modeler est posée à côté du tourne-disque. Elle a perdu son nez. Avec tous les bouleversements de la guerre, elle s’en est plutôt bien tirée. Tu es un survivant, toi aussi. La pâte à modeler a durci, on dirait un marbre noir.

Au marchand de disques des Champs-Élysées, il a acheté le dernier enregistrement de Tristan par Furtwängler. La couverture du coffret représente Tristan et Isolde devant une grande épée. Le fond est noir, leurs corps de peinture bleu roi. La fumée d’un philtre s’échappe d’une coupe et les entoure d’une volute qui se perd au loin. On devine à peine leurs yeux, dans le creux de leurs visages tourmentés. Isolde a de longs cheveux d’or et appuie doucement sa tête sur la poitrine de Tristan qui la serre contre lui, une main sur la taille. Elle regarde un horizon inaccessible, il lève les yeux vers le ciel, à la fois vainqueurs et vaincus. Au loin, une nef s’éloigne, sa voile ventrue gonflée d’une bonne brise.