Rodolphe enchaîne les cinq disques du coffret. D’un seul trait, comme tenu par une force invisible qui le mène jusqu’au final. Le duo d’amour au second acte est d’une intensité inégalée. Furtwängler a les plus grands interprètes et sait en tirer le meilleur. Kirsten Flagstad, Ludwig Suthaus, Dietrich Fischer Diskau, Josef Greindl. Rodolphe n’a jamais entendu un Liebestod, le chant final, celui de la mort, aussi admirable. Pas simple de faire mourir une femme dans un opéra, en tout cas plus périlleux qu’avec les hommes qui tombent d’un simple coup d’épée et qui râlent un bon moment. Isolde trépasse dans la transfiguration et la délivrance. Il faut un très grand chef qui soit digne d’une pareille mort. Crescendo jusqu’à l’ultime forte, puis l’envol de l’âme, presque doux. Même l’interprétation de sa mère n’atteignait pas cette beauté souple et affectée de Flagstad.
Le disque arrêté, Rodolphe reste un long moment prostré, à regarder le bras de la platine onduler au bout de la galette noire. Il n’a pas de pensées, ce serait trop facile. La musique coule encore dans chacune de ses veines, l’irrigue et le fait souffrir. Le transport ne dure qu’un temps. Il faut toujours redescendre aux choses de la terre et aux souffles âpres de la vie.
Il sort du bureau, tourmenté, veut s’installer au piano, jouer quelque chose pour se vider de ses émotions. Rien n’y fait. Sa mère est dans sa chambre, assise devant sa coiffeuse, le dos bien droit, la poitrine saillante. Elle achève d’attacher ses cheveux en un chignon de prima dona. À ses oreilles fines pendent des boucles qu’elle ne sort que très rarement. Celles qu’elle portait quand ils ont fui l’Allemagne et qui ont traversé les années par miracle.
— As-tu été vraiment proche de Furtwängler ?
Christa met du temps à répondre, s’observant d’un œil distrait dans sa psyché. Elle donne l’impression de chercher des souvenirs épars, son regard traîne.
— Oui, finit-elle par souffler d’une voix pâle. Souvent.
— Il était un ami ?
Elle fait un geste de la main comme pour balayer une mauvaise pensée.
— Tu sais que je n’aime pas parler de tout ça.
— J’ai écouté son enregistrement de Tristan. C’est absolument sublime. Tu as chanté Isolde avec lui. J’aimerais que tu m’en parles.
Elle se retourne et plonge longuement son regard dans celui de son fils, une étrange lueur au fond du bleu de ses yeux, une lumière de lune que Rodolphe n’a jamais connue. Elle donne l’impression de vouloir exprimer un sentiment noué quelque part en elle, sans y parvenir.
— Tu aimes mon chignon ?
— Il est très beau, Maman.
— Je le faisais toujours comme ça quand je devais chanter en concert.
— Je me souviens.
Elle se lève. La grâce de ses mouvements est intacte. Dira-t-elle un jour le fond de son âme ?
36
Depuis quelque temps, Furtwängler s’interroge sur le sens de sa destinée. De plus en plus souvent, on frappe à la porte de ses souvenirs, il hésite. La peur d’ouvrir.
Il ne dirige plus d’orchestre, évite les journalistes et les innombrables élèves qui viennent lui servir du « Maître » pour obtenir quelques faveurs. Il ne désire qu’une seule chose, se donner à la composition. Il écrit :
Ma vie durant, lorsque j’ai dirigé, je l’ai fait en tant que « compositeur ». Je n’ai jamais dirigé que ce qui me causait de la joie et avec quoi je pouvais m’identifier ; jouer au « commis-voyageur en musique » n’était pas mon affaire.
Elisabeth s’est absentée pour l’après-midi. Il l’a regardée s’éloigner dans la lumière oblique, à petits pas, évitant les flaques qui s’étaient formées après la pluie. Elle s’est courbée sous le vent frais qui montait du lac Léman, on aurait dit une petite vieille emmitouflée, un foulard noué sur ses cheveux frisottants. Elle faisait presque pitié. C’est comme ça, la vieillesse, vient un moment où l’existence bascule. On n’a plus envie d’aimer, ou même de haïr. On se prépare lentement au grand arrachement.
Elisabeth a disparu au bout de l’allée, silhouette fragile parmi la nature bien rangée. Il l’aime profondément, d’un amour de grandes personnes où la passion n’a plus rien à dire, avec cette certitude que cette femme sera la dernière, celle qui lui fermera les yeux.
De la fenêtre, il observe la vue qui se perd au-delà du Léman. Un peu plus chaque jour, la solitude redevient sa tentation. Comme si elle pouvait se changer en amie, en dernière camarade. De quelle autre compagne pourrait-il se contenter, celui qui a rencontré le succès le plus immense jusqu’à faire partie de l’histoire ? Il a toujours été un solitaire, un introverti.
Cette partie de la Suisse est imprégnée de calme, le vaste paysage semble triste en fin d’automne, et tellement silencieux. Les bois, prés, cultures s’étalent au pied de reliefs de montagnes anciennes, usées, face aux Alpes vertigineuses dont il aimait tant escalader les faces sévères. Un village, tranquille et peu fortuné, s’efface dans la brume. Une paroisse austère de cette Suisse immobile dont rien, depuis des siècles, n’a changé l’âme.
Hier, le maestro a ouvert une lettre venue des États-Unis. Son courrier est très fourni, il ne lit pas tout. Un nom au verso du pli : Szymon Goldberg, le « super-soliste » du Berliner, en 1933. Il n’avait plus de nouvelles depuis cette année-là.
Cher Maître,
Je ne vous ai pas écrit pendant toutes ces horribles années. Je n’y parvenais pas.
J’ai lu, après-guerre, qu’on vous a intenté un procès en dénazification. J’ai quitté l’Allemagne, vous êtes resté. C’était votre choix. Je n’ai pas à le critiquer. Je n’ai pas oublié l’invitation que vous aviez lancée aux plus grands musiciens juifs à venir jouer en Allemagne pour montrer à Goebbels et sa clique qu’on pouvait leur résister. Tous ont refusé. Peut-être cela aurait pu changer le cours des choses, peut-être pas. Je vous avais dit que « vous étiez naïf ». Au moins avez-vous essayé d’être debout. Sachez que je vous admire toujours. J’ai besoin aujourd’hui de vous dire une partie de mon histoire.
Au début de la guerre, j’étais engagé aux Indes néerlandaises pour une série de concerts. Je suis arrivé le 28 avril. Là, j’ai vécu l’occupation japonaise. Celle-ci n’avait pas encore des conséquences antisémites. Ce n’est que lorsque les Allemands ont informé leurs alliés japonais des persécutions raciales nazies que ceux-ci firent une rafle à Bandung contre les Juifs et les francs-maçons. Ma femme et moi avons été arrêtés. J’ai été interné jusqu’en 1944 et je suis passé par plusieurs prisons et camps.
Comme vous, ma patrie est l’Allemagne. Je lui appartiens pour toujours. Quand les nazis sont arrivés au pouvoir, c’était encore dans les rues que je me sentais le plus en sécurité. Après mon départ de l’orchestre, j’ai souvent réfléchi la nuit. Je ne comprenais pas vraiment ce qui nous arrivait.