Pourquoi l’avoir choisi lui, Rodolphe Meister ? Pourquoi pas Böhm ou un autre ? Ce ne sont pas les chefs qui manquent !
Furtwängler enregistre beaucoup. Il veut sans doute laisser une trace. Ne pas partir par l’issue de secours.
Dans l’après-midi, Rodolphe apprend par un ami que Yehudi Menuhin est à Paris.
— Va le voir. Il est au Ritz. Quelques journalistes l’interviewent.
— Je ne peux pas arriver comme un cheveu sur la soupe.
— Je lui ai déjà parlé. À 16 heures.
Rodolphe a juste le temps de passer une veste et de s’engouffrer dans le métro.
Sur la place Vendôme, de grosses voitures noires sont garées en file indienne. Des badauds sont massés devant un gardien à casquette qui écarte les bras pour les contenir. Ce n’est certainement pas pour Menuhin, même si sa notoriété est immense.
Le violoniste attend Rodolphe dans le lobby du palace, installé dans un gros fauteuil à capitons de cuir. Il feuillette le journal, un verre d’eau minérale posé devant lui. Ce cadre ne lui convient pas. Ce luxe baroque n’est pas le sien. Il se lève en voyant arriver Rodolphe et lui tend la main avec chaleur. Il a des manières de lord anglais, plutôt rare pour un Américain.
— J’ai connu votre mère. C’était il y a bien longtemps.
Yehudi n’est pourtant pas bien vieux, né en 1916, tout juste neuf ans de plus que Rodolphe. Mais sa gloire est déjà ancienne, on la dirait détachée de son allure maigre. Depuis son enfance, Rodolphe côtoie des légendes vivantes, peu d’entre elles l’ont impressionné. Menuhin est différent. À dix ans, il jouait au Carnegie Hall avec le New York Symphony Orchestra. Fritz Busch était à la baguette. Premier disque en 1928. Chaque note qui naît sous ses doigts est unique, elle transporte immédiatement. Il y a comme une douleur dans le vibrato, un lamento qui pénètre lentement la chair.
— J’ai su pour votre mère…
Rodolphe hésite. Sa mère lui a fait jurer de ne jamais dire qu’elle avait survécu à Birkenau.
— Je vous dois une vérité…
Menuhin fronce les sourcils.
— En fait, Maman est revenue des camps de la mort. Elle a souhaité ne plus apparaître, et quand la rumeur de sa mort a couru, nous n’avons rien fait pour la démentir. Au début, je pensais que c’était à cause des journalistes, des musiciens ou de ses adorateurs qui allaient forcément lui poser tout un tas de questions. Avec le temps, j’ai compris que Birkenau avait sectionné sa vie en deux de manière définitive et qu’elle ne voulait plus appartenir à son passé de gloire. Quand on me questionnait, je restais évasif. L’oubli s’est installé peu à peu, on ne m’a plus parlé de Christa Meister. Tout cela est allé assez vite, en fait. Elle est devenue une voix du passé, une ombre… Elle ne remontera plus sur scène.
— Et… Comment va-t-elle ?
— Comme quelqu’un qui revient de l’enfer.
Le regard de Menuhin exprime une profonde tristesse. Il est une âme chavirée, un cœur à part, capable d’enregistrer le Concerto pour violon en ré majeur de Beethoven afin d’aider Furtwängler, en 1952, alors qu’on l’accuse de collusion avec les nazis et que presque plus personne ne veut travailler avec lui. Menuhin, le Juif de New York, a tendu la main.
— Cette barbarie nous poursuivra encore longtemps, dit-il.
Un silence passe. Un majordome dérange Menuhin.
— On vous demande au téléphone, monsieur.
— Plus tard, plus tard. Merci.
Il se tourne vers Rodolphe.
— Nous avons tout notre temps, à présent. Enfin presque !
Son visage lumineux est extraordinairement changeant. Chacune de ses émotions y transparaît, fugace. Seul son regard ne varie pas, doux et droit.
— Je dois diriger Tristan, à la place de Furtwängler.
— C’est une très bonne nouvelle. Quand commencez-vous ?
— Dans trois mois.
Menuhin parle un français impeccable, précieux, cherchant toujours le mot qui sera le mieux placé.
— Savez-vous pourquoi il a décidé de se retirer de cette production ?
Le violoniste soupire, détourne les yeux. La tristesse l’assombrit.
— La maladie. La dernière fois que l’on s’est parlé au téléphone, il m’a affirmé que ça allait. Mais Elizabeth, sa femme, m’a rappelé pour me dire qu’il était à bout de forces. Je pense qu’il a trop dirigé, ces dernières années. Les années de guerre et le procès qu’on lui a fait ont profondément entamé son moral. Wilhelm n’a jamais cherché à être une vedette. Il s’est imposé naturellement. C’est le chef le plus discret, je dirais même le plus timide, que j’aie jamais rencontré.
Un serveur passe entre les tables. Rodolphe demande un café, Menuhin une deuxième eau gazeuse. Ce soir, il joue Mendelssohn et Bartók au Théâtre des Champs-Élysées. Rodolphe y assistera.
Menuhin n’a plus ce visage de gamin prodige, aux joues pleines, qu’il avait dans les années trente et qui lui donnait un air de garçon satisfait. Les années de guerre l’ont transfiguré. Il a joué pour les soldats américains, un peu partout dans le monde. Il a vu la chair qui souffre, l’angoisse des assauts, la vie incertaine. Le ravissement que la musique procure entre deux batailles. Son violon a vibré dans les cantonnements. À presque quarante ans, sa carrière met le cap sur une autre destinée.
— J’aurais pu rencontrer Wilhelm avant la guerre, dit-il, mais cela n’a pas été possible. Il n’a jamais pu revenir diriger aux États-Unis par la suite et je ne suis pas allé en Allemagne durant toute la période du nazisme. Ç’a été une déchirure. Parce que, moi, j’étais un tout jeune homme, à ce moment-là, en 1933. J’avais besoin d’un maître tel que lui.
— Quand l’avez-vous rencontré ?
— En 1946, à l’époque où il était vraiment regardé comme un pestiféré, sans soutien de poids. Ensemble, on a participé au festival de Lucerne. Un grand moment, il faisait en quelque sorte son retour sur scène. Par la suite, nous avons enregistré le Concerto pour violon de Beethoven. Un moment que je n’oublierai jamais.
» Vous savez, j’avais trente et un ans. C’était la première fois que je me trouvais face à cette légende vivante. Il voulait jouer le concerto de Bartók, j’ai choisi le Beethoven. Il était tellement bienveillant.
Menuhin sourit avec nostalgie.
— Il dirige d’une façon déconcertante. Il faut le suivre. Pour moi, c’était très déstabilisant au début. Il s’en est rendu compte et m’a dit que la musique, c’est comme un cours d’eau. Un fleuve qui coule. Dans les détroits il va plus vite, plus impétueux et même rugissant quand il passe une cascade, plus calme quand il traverse une plaine toute plate. « Furt » ne dirige jamais deux fois de la même façon.
» Sa grande passion demeure la composition. Il a créé sa deuxième symphonie il n’y a pas longtemps. Avec un certain succès. Je crois qu’il est en train de mettre la dernière main à sa troisième symphonie.
Son secret se trouve là, se dit Rodolphe. Il dirige comme un compositeur. La plupart des chefs, comme toi, ne composent pas. Nous ne sommes que des exécutants.
Menuhin non plus n’a jamais composé une seule note de musique.
— Ce qui m’a étonné chez Wilhelm, dit-il, c’est qu’il a toujours été à contre-courant. Un peu à l’envers du monde et de la société des musiciens. Il est rapide quand tout le monde est lent, profond le plus souvent quand le climat est à la frivolité. Je crois que c’est le musicien qui pénètre le plus les œuvres qu’il joue. C’est pour cela qu’il se permet une aussi grande liberté.