— Quelque chose me chiffonne…
— Quoi donc ?
— Il est resté en Allemagne quand tout le monde s’en allait…
Menuhin fait une moue qui trahit son agacement.
— Horowitz, Toscanini et d’autres gloires voulaient lui faire la peau, au moins de manière symbolique. Il faut vraiment tourner cette page. Wilhelm n’a jamais été membre du parti nazi. Il a sauvé beaucoup de musiciens juifs. Si j’avais eu le moindre doute là-dessus, je ne l’aurais pas soutenu une seule seconde.
Discrètement, Menuhin jette un œil vers la pendule du hall.
— Ne le jugez pas, ajoute-t-il. Je sais ce qu’il vous est arrivé et combien c’est difficile. Il faut le regarder différemment. La musique est au-dessus de tout ça…
En quittant le Théâtre des Champs-Élysées, Rodolphe veut marcher, longtemps, dans la banalité des rues où luisent les lumières de Paris. Menuhin a été sublime. Rodolphe a fait un détour par sa loge pour le féliciter.
— Embrassez votre mère pour moi, a dit le violoniste en lui serrant la main avec chaleur.
— Je vais suivre votre conseil et faire le voyage jusqu’en Allemagne, pour voir Furtwängler. Ce ne sera pas facile.
— Je sais, mon ami.
Paris vient d’essuyer une averse. L’air a un goût acide. Les bars tirent les rideaux dans un boucan de ferrailles qui grincent comme des diables, dans leurs recoins de ténèbres. Par les grilles d’aération, parvient le grondement sourd des rames de métro qui rampent sous terre de tout leurs corps écailleux, longs et souples, de serpents métalliques.
Rodolphe est un homme de ressentis, d’émotions, pas un cérébral. Passer après Furtwängler, c’est se faufiler dans son ombre, n’exister que par lui et pour lui. On ne le jugera pas, on le placera sur un plateau de la balance. La mesure est faussée. D’emblée. La gloire est un monstre. Tu vas récolter des coups. Pas des lauriers.
Place de l’Opéra, de grosses flaques se sont formées. Les voitures éclaboussent les trottoirs en faisant un bruit de vagues qui s’échouent sur une grève rectiligne. Il y a deux ans, Rodolphe a dirigé au Palais-Garnier Faust, son premier opéra. Il y est revenu pour Otello. Le grand théâtre ne l’a pas séduit. Ce n’est pas un temple, mais un spectacle de pierres. Trop d’ors, trop de marbres, trop de lustres et de parquets. La musique, c’est plus simple que ça.
À cette époque, un critique a dit de lui qu’il était le jeune prodige que la musique réclamait depuis la fin de la guerre. Rodolphe Meister revisite le romantisme, a clamé un autre, lors d’une émission de radio.
La façade du théâtre est plongée dans l’obscurité. La nuit y a plaqué ses mystères. On devine tout juste les bustes des grands compositeurs dans leurs niches rondes, au-dessus des fenêtres flanquées de colonnes. La musique sera toujours une énigme.
39
Le visage de Christa s’est fermé, le regard étrangement fixe et froid. Depuis qu’elle est revenue de Birkenau, elle ne parle presque plus. Une étrangère. Parfois, elle fixe Rodolphe durement, comme si elle lui reprochait sa naissance, d’avoir été un fardeau pour la femme qu’elle fut, d’apparences, d’ombres, de lumières et de masques, qui ne vivait vraiment qu’en scène, donnant sa voix à des héroïnes dont elle ne se débarrassait jamais des habits.
Christa ne quitte que rarement son fauteuil durant la journée, on pourrait la croire morte ou figée dans une cire blême. Rien ne bouge en elle, pas même un battement de cils. La mort rôde, désormais, prête à mordre. Et Rodolphe veut savoir avant qu’elle ne s’en aille. Il la questionne, elle reste murée dans son orgueil.
— Il y a des jours où je te déteste, enrage Rodolphe. Toi et tes secrets de diva. Pourquoi ne me dis-tu pas qui est mon père ? Je ne sais même pas s’il est toujours en vie.
Rodolphe tente de rafistoler sa vie. Être, c’est avoir un passé, des pans de mémoire, un quai où revenir s’amarrer. Il ne dort plus très bien. Il perd pied, cherche son talent. Ne le trouve plus. Le destin lui sourit, sans le rendre vraiment heureux. Il s’en prend à sa mère.
— Tu m’avais promis que, à ma majorité, tu me dirais le nom de mon père. Je suis majeur depuis des années. Pourquoi ne pas me le dire, à présent ?
Le regard de Christa se radoucit, elle pose ses mains diaphanes sur ses genoux. Les veines palpitent à ses tempes, bleues sous la peau de parchemin. Elle donne l’impression de vouloir parler mais sa bouche se déforme comme pour retenir un cri. Tout est noué en elle.
— C’est aussi peu avouable que ça ? ricane amèrement Rodolphe. Je suis fils d’un salaud, c’est ça ? De Hitler lui-même ?
Christa tourne la tête vers la fenêtre. Que regarde-t-elle, en fixant ses yeux sur la rue qui s’agite.
— Si tu savais combien c’est dur d’être le fils de personne ! Combien de fois m’a-t-on demandé pourquoi je porte le même nom que ma mère ? Pendant les récréations, dans cette maudite école de Wilhelmstrasse, les petits copains se moquaient de moi. J’étais l’enfant naturel, le bâtard. Celui qu’une salope a eu en couchant avec le premier venu.
Rodolphe ne peut retenir ses larmes. Il pleure davantage de rage que d’avoir essayé de blesser sa mère.
— Je t’en supplie, Maman. Tu avais promis… À la majorité. Pourquoi ne parles-tu pas ?
Rodolphe saisit la petite tête sculptée qu’il a posée sur le piano.
— Qui es-tu ? questionne-t-il en portant le buste à hauteur de ses yeux. Un grand monsieur ? Un type bien ? Ou un misérable salopard qui ne mérite même pas de connaître sa progéniture ? Nous en avons une collection, de ceux-là, dans notre pays.
Il repose la tête d’un geste affectueux, à côté du métronome en forme de pyramide.
— Non, tu es celui que j’ai inventé et tu es le meilleur des pères. Au fond, ce n’est peut-être pas plus mal que je ne sache pas.
Christa quitte son fauteuil et marche, voûtée, jusqu’à la fenêtre, écarte le rideau et observe la rue de Vaugirard qui gronde, quatre étages plus bas.
— La vie a tellement passé vite, dit-elle d’une voix sèche. Quel âge as-tu aujourd’hui ?
Ses yeux fatigués s’agitent et fouillent la rue, à la recherche d’un détail invisible. Sa silhouette sombre et décharnée se découpe dans le rectangle de lumière grise.
— Je me souviens du jour où on s’est installés ici, murmure-t-elle. Peu de temps après ta naissance… Je ne voulais pas aller vivre dans ces villas loin de tout, être la voisine d’artistes et de millionnaires. Je voulais être au cœur de mon Berlin, près des rues où j’ai grandi. Je suis une fille du peuple, moi. Mais bon, on ne peut tout de même pas habiter Alexanderplatz.
— Nous sommes à Paris, Maman. Depuis presque vingt ans.
Elle se rassoit. Rodolphe n’ose pas l’approcher. La conscience de Christa vacille.
— C’est étrange comme je me suis sentie tirée vers l’avant sans savoir où j’allais. Nous sommes bien, ici, on va y rester. Le Staatsoper est à deux pas. Parfois j’y vais à pied, tu sais. Cela me détend avant les répétitions. En ce moment, on donne Otello de Verdi. J’aime la musique italienne. J’ai joué Desdémone au théâtre de la Scala, bien avant que tu naisses.
— Je sais tout cela, Maman, mais aujourd’hui nous vivons à Paris.
Elle se retourne, le visage chiffonné, les yeux rouges.
— Paris est une vieille salope. Je n’ai jamais aimé cette ville. Tout y est faux et les orchestres sont médiocres. Rien à en tirer.
— Tu es venue chanter à Paris ?
— Bien sûr, dans leur théâtre. Le Palais-Garnier, comme ils l’appellent. Un palais, tu te rends compte ! Tout est surfait dans cette ville. Je préfère de loin la noblesse sobre de nos salles ou le merveilleux italien. Paris, je ne pourrais pas y vivre trois jours.