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Elle s’avance, tâtonne autour d’elle, comme une aveugle. Elle trouve le siège du fauteuil, en suit les courbes sculptées et s’assoit. Rodolphe retient ses larmes, sa gorge est nouée.

— Où sommes-nous ? murmure-t-elle. C’est étrange, cette lumière et ce bruit dans la rue. Berlin a changé avec toutes ses années.

Ce soir-là, Christa s’endort de bonne heure. Rodolphe reste de longues heures devant son piano, hébété.

Le lendemain, elle se lève comme si rien ne s’était passé. Rodolphe est allé consulter un ami psychiatre.

— Ce sont des sortes de crises d’amnésie, dit le médecin. Des moments où le réel se mêle à un monde fantasmé. Le choc de Birkenau, je pense. On mesure mal les ravages que cela a pu produire sur la santé mentale des survivants.

— Quel sera son avenir ?

— Je ne peux guère me prononcer. C’est en principe irréversible et ne va pas en s’améliorant. Les crises garderont la même intensité mais vont se rapprocher dans le temps.

En rentrant chez eux, Rodolphe entend une fois encore des arpèges au piano et des vocalises. Il reste un long moment à écouter dans la pénombre, l’oreille collée à la porte. La voix de Christa paraît intacte, avec ce timbre si puissant qu’elle avait dans le registre grave. Les aigus sont magnifiques, clairs. Elle monte jusqu’au contre-ut sans aucune difficulté, plusieurs fois, puis s’interrompt un instant. Rodolphe est sur le point de glisser la clef dans la serrure lorsqu’il entend le premier accord du Liebestod, le chant d’amour et de mort d’Isolde. Christa a conservé toute la justesse qui ne l’a jamais trahie.

Comme il sourit légèrement ; Comme ses yeux charmants s’ouvrent ! Le voyez-vous, mes amis ? Comment ne le verriez-vous pas ? Comme il brille, toujours plus clair, Comme il s’élève, dans la lumière des étoiles !

40

Clarens. Suisse. 1954

En allant chercher le courrier, Elizabeth a surpris une conversation entre les jardiniers.

— Le maestro parle seul, en faisant de grands gestes, disait le plus vieux des jardiniers, celui qui vient d’Italie. Et puis il s’est assis sur le banc de bois dont la peinture verte s’écaille. Il toussait comme un vieux mineur. On aurait dit qu’il allait cracher de la calamine.

L’Italien a eu de la peine parce qu’il sait que l’homme qu’il croise, un peu fou et qui parle bien l’italien, est l’un des plus grands maestros de sa génération. Il a dirigé au Teatro alla Scala de Milan, sa ville natale, comme Arturo Toscanini, le dieu vivant.

Elisabeth passe en revue la vingtaine de lettres qui viennent d’arriver. Un pli venu de France accroche son regard. Elle a envie d’ouvrir l’enveloppe mais elle se retient, comme si un grand secret se tenait à l’intérieur.

Furwängler est au piano, voûté. On dirait qu’il a du mal à entendre les notes et qu’il se penche pour mieux écouter ce qui sort de la mécanique. Les accords mineurs qu’il travaille emplissent le salon d’une ambiance funèbre. Elisabeth pose la lettre sur le guéridon, à côté du fauteuil où il viendra invariablement s’asseoir.

— Je sors faire quelques courses. Je serai là pour midi, lance-t-elle en attrapant son manteau.

Le maestro n’a rien entendu. Il bute sur les notes qu’il destine aux violons. Cela fait plusieurs jours, déjà. Il enrage presque. Il rature une fois encore, reprend la mélodie au piano.

— On dirait du Hindemith !

De colère, il balance la partition en travers du salon. La large feuille plane un instant avant de se poser gracieusement sur le canapé. Cette journée n’est pas comme les autres. Il fait plus froid, un vent violent déplume les grands arbres du parc, laissant des squelettes aux troncs de géants au milieu du vert profond des sapins.

Furtwängler observe la lettre. L’écriture est celle d’une femme, une personne de son âge, les majuscules font de belles envolées. On n’écrit plus comme ça de nos jours, se dit le musicien. Ce doit être une artiste.

Il ouvre l’enveloppe, hésite, les mains tremblantes. Une feuille est pliée en deux.

Wilhelm,

Comme beaucoup, tu dois penser que je suis morte à Birkenau. En un sens, c’est un peu vrai. Le meilleur de moi-même est resté dans les camps et je ne suis plus qu’une survivante qui se demande souvent pourquoi elle continue à s’attarder dans cette vie. Mais ce n’est pas de cela dont je suis venue de parler.

Dans quelques jours ou quelques semaines, tu recevras la visite de notre fils. Il s’appelle Rodolphe et s’apprête à diriger, à ta place, Tristan, à l’Opéra de Copenhague. Il ne sait rien de notre relation. Il ignore que tu es son père. Toi-même, tu ne le savais pas jusqu’à cet instant. Je n’ai jamais voulu qu’il l’apprenne, par orgueil, par égoïsme. Sans doute parce que je n’ai été pour toi qu’un nom sur une longue liste de conquêtes. Sans doute parce que j’ai été une idiote de plus. Ou je ne sais quoi. Mais, plus sûrement, parce que nous nous sommes aimés en un temps de folie. Autant l’avouer, les hommes défilaient dans mon lit, parfois plusieurs en une même semaine. J’ai attendu que Rodolphe grandisse pour voir à qui il pouvait ressembler. Tu comprendras en le voyant, il est un peu ton sosie, quand tu étais jeune.

Je ne te ferai pas un long discours, encore moins de griefs. Je t’envoie quelques images pour que tu n’oublies pas. Ces photos te raconteront ma vie.

Accueille Rodolphe comme un maître doit accueillir un apprenti. Il le mérite. Il a hérité de nous, et surtout de toi, des dons exceptionnels pour la musique. Il sera un grand chef. Ton digne successeur.

Christa

Sur la première photo, Christa pose en soprano plantureuse, joli minois, lèvres finement dessinées en un cœur gourmand. Elle ne sourit pas, l’air décidé et sombre, un casque ailé en forme d’obus sur la tête et ses longs cheveux clairs qui flottent sur ses épaules guerrières. Elle chante Brunehilde. Bayreuth, 1932. Le temps de la gloire.

Furtwängler est ému. Il sourit presque en approchant le cliché de ses yeux. C’était le temps du bonheur. La vie était douce. Le bonheur, c’est toujours du malheur qui patiente. Il dirigeait Christa. Quelques mois plus tôt, on l’avait nommé directeur musical du festival. Christa avait été exceptionnelle. Elle était venue avec un petit garçon. Il l’avait installé au pupitre et il avait regardé la partition.

— Vous n’êtes pas à la bonne page.

Furtwängler s’essuie les yeux.

Sur le deuxième cliché, Christa et Rodolphe posent devant un piano. Le chef est stupéfait. Le fils de Christa ressemble au jeune garçon solitaire qu’il était, dans la maison de Tanneck, en Bavière.

Au dos du tirage, Christa a écrit :

Paris, en 1939. Nous habitions un bel immeuble, quartier du Montparnasse, au quatrième étage. Le soleil y entrait à flots. Rodolphe avait quatorze ans et un drôle d’air mélancolique, le même que toi. Tous les biens de notre famille sont restés à Berlin, saisis par l’administration allemande, mais j’avais un peu d’argent. Je chantais beaucoup en France. Je venais de décrocher des contrats au Metropolitan de New York et à Londres. La guerre est arrivée et tout s’est effondré.