— « Au clair de lune », dit-il à voix basse en posant ses petits doigts sur le clavier. Pour faire plaisir à Eva qui chantonne dans sa chambre en se préparant.
Christa Meister est absente. Elle chante Tristan et Isolde à Munich, puis ce sera Otello à Nuremberg, sa scène favorite. Elle ne sera pas là de toute la semaine.
Rodolphe laisse mourir le dernier accord dans le corps de bois rutilant du Bösendorfer qui occupe la moitié du salon. La mécanique dorée vibre longtemps. Rodolphe écoute les harmoniques subtiles, perdu dans ses émotions, assis sur son tabouret trop haut pour ses petites jambes qui pendent dans le vide. Ses yeux fixent un téléphone blanc posé sur un guéridon laqué. Il imagine sa mère, dans sa loge, en train de se maquiller, ses gestes sûrs, son regard infaillible. Les traits de crayon sont gras, elle insiste sur le fond de teint, farde l’arête du nez et termine par du rouge sur ses lèvres gourmandes. Elle se transforme en Isolde, cette héroïne qui aime à mort et que Rodolphe déteste, ce soir. Comme tous les personnages que Christa peut incarner et qui la séparent de lui. Seule Eva comprend son tourment, cette souffrance cachée. Attendre sa mère, attendre sa voix à travers un combiné que retient un fil. Écouter la douceur de cette voix, rien que pour lui, et pas pour un public dans la pénombre.
Christa n’appellera pas. Jamais un soir de spectacle, ni avant, ni pendant l’entracte. Un jour que Rodolphe se plaignait de ces silences, elle a répliqué qu’une cantatrice doit garder toutes ses émotions en elle pour les donner au public, comme une offrande unique.
— On y va, Petit Homme, lance Eva qui a passé un manteau à carreaux et dont le col en fourrure caresse ses belles joues toutes douces.
Le Staatsoper se trouve à deux pas de la maison. On peut y aller à pied ou en taxi. Rodolphe préfère marcher dans Friedrichstrasse, le centre de son univers. Il aime à regarder partout la vie qui bouillonne, parfois fragile, souvent désemparée et dangereuse. Dans les cours d’immeuble, des familles entières tentent de survivre sous des planches crasseuses. Des pauvres, des fauchés, des mutilés, il y en a partout. Des marlous aussi, qu’il reconnaît à leurs larges casquettes et à leur démarche chaloupée. Le gosse de riche s’est habitué à cette misère qui rogne l’espoir, pareille à des vers dans une blessure mal recousue.
En mettant le pied sur le trottoir, Eva et Rodolphe manquent glisser. C’est un soir de novembre. Un soir d’une semaine neigeuse. Dans le jour finissant, des hommes, en lignes bien ordonnées, raclent la neige, chacun poussant une large pelle de bois. Ils rient grassement et chantent à chaque poussée.
La rue fourmille de passants trottant dans tous les sens, les mains dans les poches, évitant les bagnoles qui se frayent un passage entre les carrioles à chevaux et les tramways. Tout un peuple de fonctionnaires emmitouflé s’en revient des bureaux. Près de la gare, on croise pas mal d’ouvriers des ateliers ferroviaires, en bleus de chauffe et pelisses usées. Leurs grosses chaussures claquent sur le sol luisant de verglas. À leurs manières un peu lourdes et leurs regards battus, certains donnent l’impression de n’avoir été leur vie durant que des bêtes de somme.
Des hommes-sandwichs vont et viennent avec des pancartes, comme des chasubles d’évêque, en gueulant des slogans politiques. Leurs haleines parfumées de schnaps fument jusqu’au-dessus de leurs têtes coiffées de grosse laine.
— Dans trois jours, ce sera les élections, lance Eva.
Deux portraits sont collés sur le tronc d’un immense tilleul. Un vieux maréchal aux yeux de métal et un homme plus jeune, au regard magnétique. L’un a de grandes bacchantes qui frisottent et une trogne carrée, l’autre une moustache carrée et un visage tourmenté.
— Qui est-ce ? demande Rodolphe, en désignant, le doigt tendu, les affiches. On dirait le monsieur de la photo, à Bayreuth.
— Hindenburg et Hitler, tu as raison. Ces affiches datent de l’élection présidentielle.
— C’est Hindenburg qui a gagné ! Je l’ai lu dans le journal de Maman.
— Tu as raison, Petit Homme.
Eva parle à voix basse, en se penchant vers Rodolphe, comme si elle redoutait d’être entendue. Ça devient de plus en plus moche, Berlin, tout le monde s’épie, tout le monde se renifle. Le ciel est sale. Un porteur de chasuble regarde Eva avec insistance, une lueur d’arrogance au fond des yeux. Rodolphe a juste le temps de lire ce qu’il y a d’écrit sur son ventre :
Travail, liberté et pain !
Votez national-socialiste !
Un gars maigrichon souffle de temps à autre dans une trompette à laquelle pendouille un fanion frappé de la croix gammée. Eva marche vite, ses talons clapotent dans les flaques de neige salies de mâchefer. Par deux fois, elle manque s’affaler. Son manteau se balance sur ses belles jambes à moitié cachées par des chaussettes de laine. Elle s’est parfumée, trop, selon Rodolphe qui trouve qu’elle sent le poivre, et cela le fait éternuer. Un parfum qui ne va pas avec l’hiver.
Sur Unter den Linden, des jeunes hommes sont rassemblés autour d’un brasero et distribuent des boissons chaudes. Une affiche dit :
C’est Adolf Hitler
L’homme et le leader du peuple allemand
Rodolphe trouve que ces jeunes ressemblent beaucoup à des militaires parce qu’ils portent des uniformes très bien taillés. Eva lui explique qu’ils sont membres du parti national-socialiste.
— Ils sont un peu comme des soldats. On les appelle les sections d’assaut, les SA. Parfois, ils se battent avec les communistes.
— Ils sont courageux, alors !
— Ah oui, tu peux le dire ! De vrais Allemands, ceux-là.
— Ils ont de beaux uniformes. J’aimerais en avoir un comme ça. Avec le brassard rouge et noir.
— C’est la croix gammée. L’emblème des Aryens.
— Je veux en avoir une.
— Non, non, non. Ta mère n’aime pas trop ça.
Eva prend la main de Rodolphe pour traverser. Un cheval arrive droit sur eux en trottant vigoureusement, l’encolure et les naseaux fumants. Ils courent pour l’éviter et passent sous le pont du chemin de fer. Une grosse locomotive est arrêtée au-dessus et lâche des nuages de vapeur en sifflant.
Sur Unter den Linden, les cafés s’emplissent de monde. Des files de personnages engoncés dans de gros manteaux se forment devant les arrêts des tramways, plus longues que d’ordinaire à cause des grèves. Eva souffle sur ses doigts.
— On va y aller à pied, ce n’est pas loin.
Rodolphe fait une mine désolée.
— Je sais que tu aimes prendre le tramway, Petit Homme, mais aujourd’hui, ce n’est pas possible.
Opernplatz se trouve à deux cents mètres, en direction du sud. Unter den Linden est blême dans la froidure. La neige a été repoussée contre les marches des trottoirs et au bas des murs en des bourrelets grisâtres entre lesquels les passants, pressés par le froid, laissent des empreintes noires.
La place est occupée par les partis politiques qui se tiennent à bonne distance les uns des autres et se jaugent à coups de regards farouches. Devant l’université Humbolt, des étudiants distribuent des tracts. À l’autre bout de l’immense place, la cathédrale catholique Sainte-Edwige est ouverte pour l’office du soir – son gros dôme verdâtre fait comme une boule prête à s’échapper vers le ciel. De temps à autre, Rodolphe s’y rend pour assister à la messe parce qu’il est catholique. À l’entrée d’Opernplatz, le petit parc est tout blanc. Des enfants font la manche en déjouant la surveillance des agents de police.