— Ne pleure pas, mon Prince.
— Je veux aller dans ma chambre.
— Oui, il est tard. File. Demain, on ira sur les manèges, après la porte de Brandebourg. Les grandes balançoires et les tourniquets qui tournent dans le ciel.
Rodolphe s’enferme et pose son cadeau sur le gros coussin à fleurs de son lit. Des gouttes de pluie tapotent sur les vitres floues des fenêtres de la chambre. Le vent s’engouffre dans la Friedrichstrasse. À côté de son lit, s’empilent de beaux livres d’images, des récits de chevaliers, la légende sombre des Nibelungen. Il aime par-dessus tout l’histoire de Hansel et Gretel, abandonnés par leurs parents. Lors des promenades dans le bois de Tiergarten, passé la grande porte de Brandebourg, il ramasse des petits cailloux, le long des chemins qui s’enfoncent sous les chênes et les ormes immenses, et les fourre dans les poches de son pantalon. Alors, il jure que, toujours, il retrouvera son chemin. Qu’on ne peut pas l’abandonner. Qu’au bout de ses petits cailloux, il y a son père, cet homme qui ne vient jamais aux anniversaires.
La vieille cabane, près du petit lac, est celle de la sorcière, à n’en pas douter. Parfois, quand le brouillard pèse sur la forêt, on la croirait couverte de sucre glace, comme les pâtisseries du dimanche. Il lui semble voir un père qui cherche son enfant prisonnier du charme de la méchante femme.
Rodolphe ouvre la fenêtre de sa chambre. Une grande rumeur s’élève dans Berlin. On se bat, à coup sûr. Les types crient tellement fort que le petit garçon ne comprend rien à ce qu’ils vocifèrent. Ce doit être des histoires d’élections. On se tape du côté du Panopticon, le musée de la cire. Rodolphe y a vu des centaines de sculptures de grands personnages grandeur nature, tous les Hohenzollern, la famille impériale, au grand complet et en habits d’apparat.
Il referme la fenêtre et s’assoit sur le bord de son lit. Le bloc de pâte qu’il a déformé ressemble à un étrange monstre, long et difforme. Ses doigts ont formé de grosses écailles. Il en fait une boule, qu’il allonge comme une tête humaine. Pourquoi ne pas faire une tête d’homme ? Pas facile. C’est pour cela qu’il a commandé de la pâte à modeler. Fabriquer, dans le secret de ses jeux, ce dont la vie le prive. Il s’y reprend plusieurs fois, n’arrivant pas à faire une forme bien ronde pour enfin la sculpter. Il pourrait attendre que sa mère ou Eva viennent à son secours, mais il s’y refuse.
— C’est moi seul qui dois sculpter.
Au bout d’une heure, un visage se forme, long et avec des joues creuses, les yeux en accents circonflexes. Le nez n’est pas encore fait. C’est le plus difficile car il le veut long et fin. Pourquoi ? Il ne le sait pas. Dans son esprit, cet inconnu possède pareil appendice. Pas un pif à la Pinocchio qui s’allonge au fur et à mesure qu’il ment. Non, un nez d’homme franc et tumultueux. C’est comme ça qu’il le voit.
Sa mère entre à pas feutrés et s’installe à côté de lui. Il ne la regarde pas, contrarié de la voir s’introduire dans ses secrets.
— Et les cheveux, comment vas-tu les faire ?
Sa voix est douce et grave, tragique, comme quand elle chante les Kindertotenlieder de Malher.
— Je crois qu’il ne doit pas beaucoup en avoir, des cheveux, marmonne Rodolphe. Il est vieux.
Une déflagration sourde fait trembler les vitres de la chambre. On dirait une bombe qui aurait explosé du côté du Reichstag. Une sirène de police monte de la rue, suivie d’une déflagration.
— Ces cochons de nationaux-socialistes ont encore provoqué des bagarres, grogne Christa. On va sûrement relever des morts, demain.
Elle pose sa main sur l’épaule de Rodolphe. Il frissonne.
— Comment vas-tu l’appeler, ta première petite sculpture ?
Il cherche ses mots, la mine boudeuse. Trouver un prénom, n’importe lequel, juste pour plaire à sa mère. Rien ne lui vient à l’esprit.
— Je ne sais pas. Je ne sais même pas si je vais la garder.
— Il ne faut pas la détruire. C’est ta première œuvre d’art.
— Mon art, c’est la musique. Et rien d’autre.
Rodolphe a parlé avec une telle fermeté que sa mère a retiré sa main.
— Tu seras un grand musicien. J’en suis sûre. Le plus grand de tous, et mon rêve de te voir sur la scène du Staatsoper, dans un beau costume, se réalisera.
— Le même que celui de Furtwängler ?
— Oui.
— Mais ça ne lui va pas !
— C’est vrai, il est un peu trop maigre.
Elle dépose un dernier baiser sur sa joue toute rouge et sort de la chambre. Les clameurs n’ont pas cessé dans la rue. En se glissant sous la couette lourde, Rodolphe tente d’imaginer les affrontements qui déchirent la nuit de Berlin. Il ne voit que des visages hideux, des nains cruels, comme dans les contes des Nibelungen.
— Père, dit-il tout à coup à voix haute, comme s’il sortait d’un songe. Pas besoin de prénom. Je l’appelle Père, et personne ne le saura jamais.
Il pose le petit buste à côté de lui et ferme les paupières.
5
Le 25 janvier 1933, Wilhelm Furtwängler a quarante-sept ans. Pour son anniversaire, dans sa maison de Potsdam, ses amis jouent la Kindersinfonie de Leopold Mozart et une version revisitée pour quatuor à cordes de l’ouverture du Vaisseau fantôme. Ça ressemble à un mauvais orchestre qui s’échine sur des leitmotive poussifs, comme il y en a dans chaque station thermale pour égayer les malades du foie ou des reins. Furtwängler est aux anges. Il n’a jamais autant ri. La soirée s’étire, personne ne parle de politique. Pour une fois.
Depuis plus d’un an, son mariage part à la dérive. La belle Zitla, épousée en 1929, a pour ainsi dire quitté le domicile conjugal. Elle a des amants, son mari le sait et il s’en accommode. Quand l’amour s’enfuit à toutes jambes, pourquoi le retenir. Ils ne s’aiment plus, c’est aussi simple que ça.
Le 27 février 1933, on joue le Concerto pour violon n° 2 de Mendelssohn dans la salle de la Philharmonie. Furtwängler marche lentement, les mains dans les poches, observe le monde qui l’entoure, s’imprègne de sa musique folle de klaxons, de cloches, de talons de femmes qui claquent au sol et du pas cadencé des chevaux.
Malgré le froid, les rues sont bondées. Dans les angles morts des immeubles, la neige dure et noircie fond lentement en dessinant des filets luisants sur le goudron. La tension est si lourde qu’on s’attend à l’explosion finale. Des bandes de SA défilent entre les vélos et les voitures qui les évitent. Impossible de savoir où ils vont trimballer leur arrogance, ni d’où ils viennent.
Le pays est envahi par des uniformes, des bruns, des fauves, des oriflammes noir et rouge pendent aux fenêtres, avec cette croix ridicule au centre de chacun. Le nombre d’uniformes augmente chaque jour, depuis les élections. Pareil pour les drapeaux.
Furtwängler fend la foule qui s’est agglutinée autour d’un crieur de journaux. Des policiers patrouillent, raides et sévères dans leurs uniformes verts. Les gros aigles de fer sur le front de leurs képis jettent des éclats dans le soleil rasant de la fin de journée. Des SA marchent à leur côté, un chien en laisse, la gueule bavant dans une muselière.
Les troncs des tilleuls sont couverts d’affiches électorales. On vote à nouveau, en mars. Pour l’instant, Hitler est chancelier du Reich. Cette vieille baderne de von Hindenburg l’a appelé. Il ne le restera pas longtemps, chancelier, Wilhelm Furtwängler en est sûr, comme tout le monde autour de lui. Le vieux maréchal a mis le petit caporal à la tête d’un gouvernement fantoche pour s’en servir et le manipuler telle une marionnette.