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— Il l’a trouvé, assure le Big Man. Pour cela, en rusé Latin qu’il est, Alcalivolati a fait appel à l’un des plus puissants leviers humains : la vanité. Il prétend vouloir écrire une biographie de Magloire Savakoussikoussa, affirmant même à ce crédule exilé qu’une fameuse compagnie cinématographique américaine s’intéresse d’ores et déjà au projet. Pour un homme ambitieux, mis sur la touche pendant six ans, ce sont là des arguments convaincants.

— Le bougnoule y a pas demandé de venir dans sa case, m’sieur le directeur ? Faut que ça soye lui-même personnellement qu’aille se faire biographier sur place ?

Encore que mal formulée, la remarque conserve toute sa pertinence, aussi le Vieux la prend-il en considération.

— Alcalivolati a argué de sa paralysie, répond le Boss. Et puis je suppose que Savakoussikoussa n’est pas fâché de mettre le nez dehors. Le temps endort les chagrins et apaise les angoisses. Six ans d’inertie ont convaincu l’ancien homme d’État qu’il ne craignait plus rien. Enfin toujours est-il qu’il va demain à Venise pour y passer une trentaine d’heures.

Le patron caresse son mamelon d’une main légère. On dirait que le contact de sa calvitie lui procure une espèce de volupté tactile. Y a des moments, à son air extatique, je me demande si ça lui fait pas plus d’effet de se palper le promontoire que de peloter un beau dargif de jeune fille dévergondée.

— Messieurs, reprend-il au bout de sa rêverie capiteuse, toutes vos places d’avion sont retenues. Vous partez ce soir pour la Suisse. Dès demain matin, aux aurores, vous devrez prendre Savakoussikoussa en filature et ne plus le lâcher. Si même vous trouvez un prétexte pour vous introduire chez le comte, tant mieux. J’ignore tout de la manière dont sera perpétré l’attentat. Il convient donc que votre vigilance ne se relâche pas d’une fraction de seconde pendant les déplacements du Noir.

Le Mastar se mouche avec la gorge et, ayant consommé ses propres sous-produits, objecte :

— Vigilance, vigilance mon cul, m’sieur le directeur, sauf bien entendu le respect que vous me devez ; supposassons qu’un gus flingue votre noirpiot du haut d’un toit avec un fusil à lunette, style Oswald, qu’est-ce qu’on pourrait pour protéger Blanche-Neige ?

Le Vénérable fronce ses sourcils soyeux :

— Qui vous demande de le protéger, Bérurier ?

— Mais… bredouille la Grosse Pomme.

Le Vieux pianote la tablette placée devant son siège.

— Nous ne sommes pas chargés de veiller sur la santé de ce bougre, déclare-t-il. Que son destin s’accomplisse ! S’il doit être abattu, il le sera et je ne veux pas que vous leviez le petit doigt pour empêcher ça ! La seule chose que je vous demande, messieurs, la seule : c’est de repérer son meurtrier et de le suivre où qu’il aille, avec un maximum de discrétion, compris ?

Trois frimes abruties par la stupeur opinent lamentablement.

CHAPITRE 2

Il s’est pas gratté pour baptiser sa taule, le ci-devant président Savakoussikoussa. Il l’a appelée « Y a bon la Suice », ce qui vous indique, mes amis, que s’il a le don de la reconnaissance, il ne possède point celui de l’orthographe.

La propriété se dresse, à flanc de colline, dans une mer de vignobles déjà roussis par l’automne. En bas, c’est le Léman qu’un vent valaisan frange d’écume, ainsi que l’écriraient des littérateurs plus classiques mais moins doués que moi.

Un mur pour établissement pénitentiaire, hérissé de tessons de bouteilles et de fils de fer électrifiés, achève de donner à la résidence du chef d’État déchu (et déçu) un aspect concentrationnaire. Le portail est une formidable grille d’un seul tenant, qui ne s’ouvre pas comme une porte, mais s’enfonce dans le sol grâce à un moteur commandé à distance.

– Âcré ! V’là le cortège ! lance Bérurier.

Ça fait deux plombes qu’on mijote dans la rosée helvétique. Notre voiture est planquée derrière une haie, tandis que, déguisé en péquenot, Bérurier va et vient dans les vignes voisines, surveillant les abords de son œil infaillible.

Il ôte son tablier bleu et son bada de vigneron, lequel, entre nous soit dit, est beaucoup plus appétissant que le sien, et réintègre son aspect de gros flic cradingue. Par une échancrure du feuillage, je vois descendre la grille. La manœuvre n’est pas sans évoquer un pont-levis moderne. Les lourds barreaux s’engloutissent comme par magie dans la terre vaudoise, sans bruit, ce qui donne à la chose un aspect vaguement surnaturel. On s’attend presque à voir tourbillonner une fumée de soufre au bord de la gorge. Lorsque le portail a disparu, une Cadillac rouge, à rayures vertes, sur les portières de laquelle sont peintes des bananes (l’auto reconstitue fidèlement l’ancien drapeau kuwien. Le nouveau est vert à rayures rouges et une branche de caféier a remplacé les bananes), une Cadillac comme je viens de vous décrire, donc, paraît dans la grande allée. Elle s’annonce (je suis tenté d’ajouter apostolique, mais je vous l’ai déjà servi) jusqu’à la sortie de la propriété et s’arrête. Un grand diable de Noir, vêtu d’un costume marron foncé, qui occupait la place voisine de celle du conducteur, descend de la tire et vient se planter au mitan de la strasse. Il est nanti de jumelles qu’il hisse jusqu’à ses yeux. Il n’a vraisemblablement jamais été officier de marine, car il regarde par le bout le plus large, si bien que ses lunettes d’approche deviennent instantanément des lunettes d’éloignement.

L’horizon lui paraissant serein, il fait un signe au chauffeur. Ce dernier embraye, mais hélas, à la suite d’une mauvaise manœuvre, voilà le portail qui refait surface et sort du sol comme un périscope émerge des flots. La Cadillac n’a point le temps de s’éloigner. Soulevée par ses roues arrière, son moteur s’emballe en pure perte. V’là les deux tonnes de ferraille qui s’élèvent superbement, avec de part et d’autre des Noirs qui s’égosillent aux portières. L’éclaireur se retourne. Voyant se dresser dans les airs, en relief et dûment briqué, le drapeau du Kuwa, il reste un instant médusé. Puis, le patriotisme l’emportant sur la stupeur, il se met au garde-à-vous pour entonner l’hymne kuwien dont la première strophe dit comme ça, je me permets de vous le rappeler : « Y a bon zenfants de la patrie ; le joug de Magloire est arrivé. »

Un qu’apprécie pas cet élan de ferveur nationaliste, c’est le Magloire mentionné dans la chanson. Il se défenestre à demi pour admonester le Noiret de l’Isle. Sa rogne et sa grogne sont si fortes qu’il l’enguirlande en patois kuwien.

— Boug’ed’ kon ! lui lance-t-il, tête d’nheu ! sale bougnoule !

Ça le réagit, l’homme aux jumelles. Il s’élance pour aller baisser la grille. Quelques minutes plus tard, tout est O.K. et ces messieurs peuvent décarrer. On leur laisse prendre un bout d’avance, puis Pinuche qui drive notre Mercedes (on a pris une Mercedes afin de pouvoir passer inaperçus en Suisse), Pinuche, dis-je, démarre à son tour.

Bérurier paraît rêveur. Il a été le seul de nous trois à ne point rigoler du pittoresque incident.

— Le gros mec aux cheveux gris qui gueulait comme douze putois, c’est le président ? questionne le Dodu.

— Naturellement.

— Curieux : me semble le reconnaître.

— Pas étonnant : on l’a visionné hier dans la salle de projection.

Alexandre-Benoît secoue la tête.

— Hier, j’ai rien vu, biscotte j’en écrasais. Me semble plutôt le remettre de jadis, ce négro.

— Rien de surprenant non plus, puisque, pendant plusieurs années il a été un sujet d’actualité dont la frime s’étalait dans tous les baveux.