— Je voudrais pas chercher des noises à la société productrice des animaux, Berthy, mais si c’te bête continue ses grimaces, je monte y flanquer une avoinée !
— Oh, t’es là ! gazouille le pachyderme à bascule. Hahaha ! Ce gredin me chatouille ! Figure-toi qu’il m’a ôté mon pantalon !
— On s’en est aperçus, ma poule ! Même que devant des négros, j’ai honte du panorama.
S’enfuriant soudain à constater la persévérance du gorille, Béru saisit une branche de goumié (ce bois tellement dur qu’on s’en sert pour faire des pointes de fusée et pour tailler le diamant) et la balance dans les pattes du gorille. La bête qui ne s’attendait pas à ce projectile vacille. D’une main ferme elle stoppe le mouvement de balancier de Berthe, puis, aussi aisément qu’une couturière rompt le fil après avoir recousu un bouton de braguette, le gorille casse les sustentes du parachute.
— T’as vu comment qu’il a compris, ce vicieux ouistiti ? exulte le Gros. Les bêtes, plus elles sont sauvages, plus faut se montrer ferme !
Il se tait.
— Mais qu’est-ce qu’il fout, tonnerre de Zeus ! s’enroue Pépère. Tu vas revenir ici, dis, saleté ! Ici tout de suite ! Minet, minet ! Mmff mmff ! tiens un sucre, mon toutou !
Le primate a chargé la grosse Berthaga sur son épaule, comme un marin son balluchon. Aussi aisément que s’il ne portait pas de charge, il s’est élancé dans les hautes branches. Perché, vingt mètres plus haut, il regarde le cocu d’un œil sanguinolent. Ses yeux sont semblables à deux étoiles rouges sur le képi d’un officier russe.
— Descends ! Viens là, mon joli macaque ! Rends la dadame au monsieur ! Rends-lui sa dadame, mon mignon !
Sans lâcher Berthe, dont les gloussements et les jambonnages continuent de fasciner ma cohorte, le singe allonge son bras gauche en direction du Gravos, et frappe de sa main droite le creux du bras tendu.
— Hein, quoi ! Pardon ! Qu’est-ce qu’y dit ? trépigne Sa Majesté. Un bras roulé ! Y me répond « tiens, fume », un macaque ! À moi ! Espèce de guenon mitée, tu vas voir si je grimperais !
— Puis-je te rappeler qu’il ne s’agit pas d’une guenon ? soupiré-je.
— Je sais, soupire A.-B.B., faut dessouder c’te bestiole, nom d’Dieu !
Il secoue l’archer par l’épaule.
— Fous-y tout de suite une flèche dans les roustes, Blanche-Neige !
— Non ! Non ! répond le Noir, en esquissant un saut de côté. Y en a gorille sacré !
— Ah ! c’est un gorille sacré ! murmure Alexandre-Benoît, impressionné. Je me disais aussi : avec un chien-pensé, ça m’étonne de Berthy qu’est plutôt femme de goût !
Il regarde le couple, tout là-haut, et sa colère repart.
— Enfin, quoi, merde, sacré ou pas, faut qu’y me rende ma bergère, c’t’orange-ou-tangue. Passe-moi ton pétard, San-A.
— Voyons, mon pote, tu ne peux pas tirer sur le singe à cette distance sans risquer de toucher Berthe. En admettant que tu le foudroies, il entraînerait ta femme dans sa chute et elle s’écraserait à nos pieds comme une bouse de vache. Sans compter que ces Noirs seraient chiches de te faire un mauvais parti en te voyant tuer un animal sacré.
La conjoncture bougrement défavorable abat mon copain.
– Écoute, San-A., c’est pas au moment qu’on s’apprête à fêter le jubilé de nos vingt ans de mariage que je vais laisser Berthe refaire sa vie en pleine brousse avec un gorille, fusse-t-il sacré, objecte-t-il.
— Que peut-on faire pour récupérer la dame ? demandé-je à Troudrukru.
— Il faut attendre, me répond-il.
— Attendre quoi ?
— La fin du rut.
— Et ça dure longtemps ?
— Une quinzaine de jours. Le gorille sacré est une espèce en voie d’extinction. On ne trouve plus que des spécimens isolés. Il est probable que celui-ci n’a pas de femelle à sa disposition, alors il s’accouple avec ce qu’il trouve, sans trop faire la fine bouche ! Mais rassurez-vous, il ne fera pas de mal à la dame.
Trouduk cligne de l’œil.
— Au contraire, vous avez pu le constater.
Le Gros qui a tout entendu se laisse tomber sur une souche et se biche la tête à deux mains.
— Madoué ! lamente le malheureux, dire que j’amène Berthe avec moi, ici, pour pouvoir la surveiller ! C’est la fatalité !
— Alexandre-Benoît ! dit une voix céleste.
— Oui, ma grosse ? geint le bafoué.
— J’ai l’impression que vous affolez cette brave bête, le mieux est que vous nous laissiez seuls, sitôt que je l’aurai apprivoisée je vous rejoindrai. Vous n’aurez qu’à mettre des flèches contre les arbres pour m’indiquer la route à suivre.
— Tu crois, ma grosse ?
— J’en suis sûre. Il a l’air très mécontent, tu sais. Il grogne et grince des dents. J’ai l’impression que tu ne lui es pas sympathique, Alexandre-Benoît.
— Charmant !
Bérurier bondit, bras tendu :
— Berthy ! Non ! Oh ! mon amour, ne t’en va pas…
Trop tard !
Las de ces palabres, le gorille sacré vient de quitter l’arbre pour un autre, d’un bond prodigieux !
— Hahahahahihihi ! flûte la rombière. Ce qu’il est fort, le brigand ! Dieu qu’il est puissant !
Sa voix s’affaiblit, car l’animal continue de s’éloigner à travers les frondaisons.
— Ah ! le monstre…, continue Berthe ! Oh, le coquin polisson ! Bandit ! Voyou ! Me serre pas comme ça ! Tu veux donc la faire mourir, ta gosse ! Dis, chéri ! ! !
Le Mastar écrase une larme.
— Quand je pense que je m’ai brouillé avec Pinuche à propos de cette roulure, dit-il en se jetant dans mes bras.
Mais le sens du devoir habite cette âme noble.
— Tu m’as dit que t’avais déjà récupéré un de mes paras, réagit-il. Qui que c’est à propos : Alfred ou Marie-Marie ?
CHIARPET SIX
Abominable ! Névrosé ! Pochard ! Sadique ! Tourmenteur ! Nécrophage ! Monstre inique ! Débile mental ! Vampire ! Onclâtre ! Abcès ! Démoniaque ! Porc lubrique ! Inconscient ! Boudin rance !
— N’en jetez plus, la cour est pleine, proteste mon ami. Laisse un peu que je t’explique, Gars, avant de piquer ta nervouze grand siècle. T’es là que t’invectives sans connaître !
Je me désenroue, me récupère, m’assagis.
— C’est bon, parle !
Tandis que mes Noirs dépouillent le crocodile afin d’en récupérer la peau pour se confectionner des portefeuilles, Bérurier s’explique :
— Après notre engueulade vénitienne, j’ai commencé par me ramasser une bonne peinture chez le troquet où j’ai rentré. Un type très bien, que j’ai sympathisé à bloc. J’étais tellement naze que j’ai roupillé sous sa table avec le reste des spaghettis en guise d’oreiller.
Il dégrafe sa combinaison, passe la main par l’échancrure de sa chemise et déclare en ramenant une espèce de ver rosâtre et convulsé.
— La preuve : j’en ai encore ! Brèfle, ce n’est que le lendemain que je suis rapatrié à Paris. Je me pointe à tome, comme disent les Anglais, et qu’est-ce que je découvre ? Berthe et Alfred en train de s’en payer une vieille tranche dans mon propre plumard, pendant que Marie-Marie passait l’aspirateur à côté d’eux. Tu juges ?
— Sévèrement ! Après ?
Bérurier se mouche en pressant le pouce contre une aile de son nez et en soufflant fort.
— Note, cependant, qu’avait du mieux, vu que Berthe ne laissait plus la petite seule, ce dont je lui reprochais surtout. Nez en moins, je leur ai joué un branle du diable, comme quoi c’était pas des manières d’éduquer une gamine que de lui laisser faire le ménage pendant qu’on se donne de la joie de vivre.