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« “J’y peux rien, j’y peux rien, il larmoyait, j’sus t’emporte par mes sens, c’est fougueux, c’est interne, faut que je me délivre la bigornance, que je me dégage le sensoriel, que je m’évacue les excédents. Surtout quand j’sus t’en vacances, comme maintenant qu’on est en train de repeindre ma boutique. »

« Moi, ç’a été un trait de lumière, continue le Gros. “— La vérité, Alfred, j’y déclare, c’est que tu te fatigues pas assez le physique, mon loup. T’es toujours dans ton échoppe, à mistifriser des bergères en leur causant de ceci-cela, c’est pas ça qui t’éponge la musculature. T’as les anticorps qui s’étiolent, gamin ! Et d’autant qu’en plus tu bricoles la femelle à longueur de journée. Quel matou résisterait à ce régime ? Te faut sortir de ta coquille, frangin ! Dérouiller tes abdominaux ! Retrouver l’usage de tes deltoïdes ! Tes pectoraux se sont gommés, à la longue : c’est la force d’ineptie ! J’ai une propose à te faire, gars ! Un viron en Afrique, tous frais payés.” Pour lors, v’là mon pote qu’écarte ses carreaux. “T’es comme l’Oubangui, tu charries, Alexandre-Benoît ?” “— Pas du tout : on part ce soir !” “— Et moi z’alors ! exclame Berthe ! Qu’est-ce j’vais d’venir ? Déjà notre voisin du dessus qui est à Poitiers, chez sa mère malade !”

« Elle me joue un tel branle, la vache, qu’à la fin je cède : “— Bon, tu viens aussi, ma poule ! Seulement y a Marie-Marie ! On peut pas la laisser seule à Paname.” “— Non, on peut pas !” glapit c’te petite peste. Toujours une oreille à la traîne, tu le sais. Voilà donc pourquoi je m’ai assuré le concours de ces trois-là. Mais je regrette… Ah, là là, la couennerie monstre ! Alfred disloqué ! Berthy enlevée par un gorille sacré ! Marie-Marie disparue ! Tu crois que tes bougnes vont la retrouver ? »

Hélas !

Aux dernières lueurs du jour, mon équipe fait retour : l’oreille et la queue basses.

Résultat néant !

Aucune trace de la petite fille. Pas le moindre indice. Rien ! Dans l’or du soir qui tombe, je ressens vis-à-vis de Béru des désirs d’homicide volontaire.

— Gros, fais-je à l’Affalé : tu n’es qu’un criminel. Cette gosse se sera tuée en sautant, ou bien elle aura été dévorée par un fauve…

— Cause pas ainsi ! supplie le Mastar. Laisse-moi de l’espoir.

— Quel espoir, espèce de viscosité sanieuse ! La nuit nous oblige d’interrompre les recherches. Tu te figures que la pauvrette résistera à une nuit de la forêt vierge, toi ?

Les sanglots béruréens se mêlent aux cris des oiseaux diurnes souhaitant le bonjour aux oiseaux nocturnes lesquels leur souhaitent bonne nuit. Ou inversement.

* * *

— Mes compliments ! grince Anabelle, pincée ! Un sur quatre, la moyenne est faible ! J’aurais dû réclamer un régiment ! Peut-être alors me serait-il resté une poignée d’hommes.

Nous avons décidé de ne pas parler de Berthe ni de Marie-Marie pour l’instant. Je préfère voir venir. Attendre les réactions de l’aventurière avant de lui révéler que Béru est mon adjoint. Sa mauvaise humeur renforce l’apathie de Bérurier.

— Belle recrue, en vérité ! grince la jeune femme, en désignant le Dodu. Un poussah abruti ! Alors qu’il fallait quatre hommes gonflés à bloc ! N’importe : demain nous nous mettrons au travail.

— Quel travail ?

— Dans l’avion, vous verrez !

Elle nous plante là pour aller se dégourdir les jambes dans l’obscurité. J’espère qu’elle ne questionnera pas les Noirs qui m’accompagnaient…

Le Gros est accroupi devant le grabat d’Alfred. Il médite en marmonnant on ne sait quelles paroles sans suite : prières ou lamentations ?

— Pépère ! le hélé-je.

Il semble ne pas entendre. Je lui touche l’épaule :

— Réagis, Mec. Avant le lever du jour, nous reprendrons les recherches. Comme la petite est légère, elle a dû aller se poser beaucoup plus loin. Elle sera tombée dans les branches d’un arbre et passera la noye roulée dans la toile de son parachute !

— C’est pas ce que t’affirmais t’t à l’heure, soupire l’Enflure.

— J’essaie de regarder le côté positif des choses. Si l’espoir n’existait pas, on se croiserait les bras et on attendrait la mort, adossé à un tronc. Il faut s’employer. Débrouille-toi pour récupérer le message du Vieux. Je me trouve en porte-à-faux et je ne saurai sur quel pied danser avant de l’avoir lu.

Le Gravos paraît sonder en lui des prémices. Il s’étudie l’entraille, comme les Indiens écoutaient les vibrations du sol pour déceler l’arrivée des Yankees génocides.

— J’sais pas ce qui m’arrive, bougonne-t-il, ça doit provenir des émotions : j’sus tout serré ; ou alors c’est le chamboulement consécutif aux puceaux horaires, non ?

— Arrange-toi comme tu voudras, Gros.

— T’en as de bonnes, faut pouvoir ! Je me demande comment y se démerdait, Papillon, quand il avait besoin de mornifle pour douiller un paquet de pipes. Le côté : « Je vous dois combien t’est-ce que ? » Et crac, tu tombes le bénard pour accoucher de son larfouillet ! Se dompter la boyasse ça demande de l’entraînement. Moi, je débute. Et ça m’est d’autant duraille que j’ai aucune prédisposance prévalable. J’eusse été pédoque dans mon jeune âge, ou pétomane assermenté, ça m’eusse aidé dans l’eau cul rance ! Enfin, je vas toujours sonner le personnel pour me faire préparer un lavement. Ah dis donc, ça devient pire que chez les Écossais de tirer son portefeuille !

Je le laisse à son boulot de récupération, en espérant que ses tentatives aboutiront, et en le redoutant toutefois, car j’appréhende de devoir me pencher sur un document acheminé de cette manière.

Ensorcelante, la nuit africaine ! Toujours ces bruits étranges, musicaux et tristes. Il y a une confuse angoisse dans l’air immobile. On voit luire d’indéfinissables lueurs dans l’obscurité. Le ciel est noir, avec des étoiles inconnues. On perçoit des fouissements lointains. Des cassures de brindilles, de vagues grattements… Un pesant mystère est en équilibre instable sur l’immense forêt. Je m’assois sur une souche et je regarde en direction du nord. Je pense à Félicie. Quelle heure est-il à Saint-Cloud ? Est-ce déjà la nuit ? J’imagine ma vieille dans sa cuisine, l’oreille attentive Elle guette le bruit du bigophone, ou celui de ma voiture. Le grincement de la petite grille rouillée, au bout du jardinet. Tiens, faudra que je la repeigne aux prochaines vacances, ainsi que la tonnelle de fer, près du poulailler, là où les roses trémières achèvent de se déshabiller en silence, avant l’hiver. Des roses crème. Quand elles sont larges ouvertes on dirait de grosses églantines. Elles n’en finissent pas de mourir, l’une après l’autre, assassinées par les matins frileux. Celles-ci, on ne les cueille jamais. Elles appartiennent au décor, s’interposent bravement entre nous et les grands immeubles qui nous dominent. Félicie attend. L’horloge au gros balancier de cuivre lui tic-taque un temps qui n’en finit plus. Des heures qui l’usent chaque jour davantage, ma vieille. Qui érosionnent sa vie. C’est dur d’attendre, c’est empoisonné, c’est mortel L’existence, c’est comme ça, tout de guingois : tu fais des gosses et t’attends qu’ils s’en aillent. Et puis quand ils sont partis, t’attends qu’ils reviennent… Et tu leur donnes la vie pour te mettre à appréhender leur mort. L’idée qu’ils mourront probablement après toi, ça n’arrange rien du tout. Ce qui te prétrifie d’horreur, c’est qu’ils soient mortels, la notion qu’un jour, après des cascades d’ennuis et de brefs plaisirs, ils cesseront. Ah ! l’abomination ! Ah ! la monstruosité ! Où il est, l’inventeur d’un tel sadisme ? Je veux lui demander son mobile secret. Ça cache quoi, ces manigances ? Bon, tu m’attends, Félicie. Je le sens au bout du grand fil invisible qui continue de nous lier. La vieille sage-femme dont tu parles toujours, elle n’a rien tranché du tout, tu sais. Simplement une illusion. Je peux m’en aller vers d’autres mondes, luniens ou martiens, la bobine se dévidera imperturbablement. Elle a assez de métrage pour gagner les limites de l’infini qui sont l’infini…