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— Président, demande Jo-la-triste-gueule, je lui flanque mon poing dans le portrait ?

Kelkonoyala hausse les épaules.

— Vous mettez le charrue avant les buffles, Jo.

Il décroche un téléphone ultra-moderne en forme de phallus.

À l’autre bout on doit être suspendu à ses ordres car le chef d’État jette négligemment :

— Amenez !

Il repose son chibrezoque à paroles.

— Ne croyez pas avoir la situation en main, président, déclaré-je, poussé par un regain de courage. L’armée est à nous !

Il secoue la tête.

— Non, monsieur… heu… San-Paulo… L’armée kuwienne n’est à personne, car elle n’existe pas. C’est un ramassis de bons à rien que nous contrôlons en leur collant un vague uniforme sur le dos et en les baptisant soldats. Ma véritable armée, elle est dans cette résidence, ce sont les garçons comme Jo, que je paie bien et qui sont efficaces parce qu’ils se vendent cher. On ne dispose vraiment que des gens qu’on achète ! J’ai horreur des volontaires et des mobilisés. L’efficacité est dans le mercenariat (si le terme existe). Être soldat ou révolutionnaire est un métier comme un autre.

Il se tait car on toque à la porte.

— Entrez ! crie Jo.

La lourde s’ouvre. Deux gardiens en tenue de para d’apparat entrent, soutenant Anabelle.

Une Anabelle en lambeaux !

DIVISION SEPT

Ah ! mes amis, comme il est triste de voir s’écrouler une forteresse ; brûler une œuvre d’art, périr un génie !

Comme il est ravageant de voir mutiler la grâce, de voir souiller la beauté, de voir la force réduite… Et comme, philosophiquement, la chute de la puissance donne à penser.

Elle était si belle, si ardente, si altière, si orgueilleuse ! Et la voici si battue, si abattue, si vaincue, si démantelée… la voici aux limites de la résistance ! Sans ressort, sans volonté, sans espoir.

J’en ai le cœur qui chavire, l’âme qui se désolidarise du corps.

Pauvre Anabelle ! Aventurière qui trop s’est aventurée. Elle avait édifié cette histoire, l’avait portée à bout de bras. Mais des sévices ont eu raison d’elle, et elle a abdiqué, totalement, pitoyablement, comme se vide en se contorsionnant une baudruche crevée. En exhalant des vents désordonnés.

Je la regarde, avec pitié, avec dégoût. Car elle est répugnante… À demi nue, son corps est à vif. Une plaie immense ! Elle a des cloques, des déchirures, des lacérations. Elle est boursouflée. Déchiquetée ; l’ex-garce superbe. Parcourue de crevasses informes, de purulences infâmes ! D’ecchymoses implacables. Abjecte !

Trop de déchéance éveille, par-delà la compassion, une obscure cruauté. Phénomène qui fait les sadiques et mue les hommes paisibles en tortionnaires honteux. On a envie de l’anéantir, la glorieuse Mélodie. De la jeter ! Vous m’entendez ? C’est le mot qui s’impose ! De la jeter comme une chose superflue, à tout jamais inutile.

Je m’abstiens d’exclamer. Je ne dis pas « Bon Dieu » ! Je ne m’écrie pas « Ma pôvre ». Non : juste un regard que j’essaie de vider de sa louche extase. Je pourrais persifler. Je devrais ! Voilà ! Voilà, ma charité suprême doit être du persiflage. C’est la seule manière qui me reste de la rassurer quelque peu.

— Eh bien, ma belle parachutiste, on se retrouve ! lâché-je.

Mais la voix n’y est pas. Le ton est tremblant ! Les yeux vacillent… Elle n’est pas dupe !

Le président murmure :

— Regardez bien cette fille, monsieur… heu… San-Eusebio… Au premier coup d’œil vous comprenez que, dans l’état physique où elle se trouve, il lui a été impossible de nous cacher quoi que ce soit, d’accord ?

Mon mutisme équivaut à un assentiment.

— Ce que nous lui avons fait ? poursuit Kelkonoyala en réponse à la question que je n’ose lui poser. Nous l’avons plongée dans une termitière, mon cher monsieur. Vous savez, ces énormes monticules ocre qui ressemblent à des gros pains de sucre candi ? C’est aussi dur que du ciment. Il y en a plusieurs dans le parc. Nous procédons de la façon suivante : Premier temps : on y perce un trou pas plus gros qu’un goulot de bouteille, afin de pouvoir y introduire un tube de caoutchouc. Deuxième temps : on insuffle dans la termitière un gaz soporifique qui anesthésie les insectes momentanément. Troisième temps : on découpe l’extrémité de la termitière comme la pointe d’un œuf à la coque et on remplace cette coupole naturelle par une coupole artificielle en caoutchouc très résistant et fendu en quatre. De la sorte, lorsqu’on plonge quelqu’un dans la termitière, les quatre parties du capuchon caoutchouté cèdent et le patient pénètre dans ce petit monument de terre séchée. On l’y enfonce jusqu’au cou. Les lèvres de caoutchouc se referment sur ses épaules, et les occupants de la termitière se mettent au travail. Ils s’activent vite et bien. Si je vous disais que trois minutes à peine leur ont suffi pour mettre cette femme dans cet état. Efficace, non ? Si elle avait pu parler plus vite, croyez-moi, elle l’aurait fait. N’est-ce pas, mademoiselle Mélodie ?

Anabelle a les yeux brillants de fièvre. Elle pantelle entre les deux bougres qui la soutiennent. Elle essaie de balbutier quelque chose, mais ses lèvres ne peuvent moduler aucun son.

— Je voulais que vous la regardiez, afin que vous sachiez ce qui vous attend, vous, la petite et vos complices, au cas où vous ne m’obéiriez pas aveuglément, conclut le président.

Il fait claquer ses doigts et, de la main, il indique aux gardes d’emmener Anabelle.

Je profite du léger creux de l’évacuation pour prendre la température de mes idées.

« … Au cas où vous ne m’obéiriez pas aveuglément », qu’il a dit, le président !

Donc il espère quelque chose de nous.

Quoi ? That is the problem !

Seulement, votre San-A., mes belles chattes frisées, vous le connaissez, non ? Sa devise, c’est : « N’attends pas que ton adversaire te file un coup de tatane dans les pilotis pour lui coller une mandale au bouc. »

Du coup, au lieu de chiquer les effarés, les suppliants, je murmure avec une superbe digne des grands interprètes du théâtre passé :

— Vous commencez à me courir sur la prostate, Kelkonoyala !

Jo-la-gâchette-d’or bondit. Il veut me massacrer le bulbe d’un coup de crosse. Une esquive pivotante du célèbre commissaire San-Antonio, fils unique, et par conséquent aimé de Félicie, lui fait pulvériser le dossier ouvragé du fauteuil. Il en penaude, le barbu.

— Fumier ! il éructe, l’étrusque si brusque.

— Suffit ! crie le Noir en blanc. Ce cabinet de travail n’est pas un ring de boxe, cap’tain Jo !

Un embryon de calme revient. Je me dresse et murmure dans le nez du président :

— Si vous ne faites pas ce que je vous dis, comme je vous le dis, vous ne reverrez plus votre fille, espèce de petite guenille prétentiarde !

Il repousse sa tasse de thé vide d’un geste brusque.

— Vous dites, San-Antonio ?

Tiens donc, il lui est revenu comme par enchantement, mon nom !

— Je dis que vous avez une fille nommée Kelmijoré, si j’en crois la rumeur publique. Exact ?

— Exact !

— Cette ravissante enfant, car elle est ravissante, j’ai pu le consta ter, voyageait tout récemment en Europe, en Italie, notamment, toujours exact ?

— Et alors ?

Son regard globuleux luit comme des phares de police. Il lance des feux tournants, parole ! Des feux qui sont presque rouges !

— Eh bien, président de mes choses, cette gosse a été kidnappée à Venise par les services de Savakoussikoussa qui l’ont mise en lieu sûr. Mlle Mélodie ne vous l’a donc pas appris, depuis sa douillette termitière ? Parlons net ! C’est vous qui allez m’obéir si vous tenez à récupérer votre jouvencelle ! À moins que vous ne vous en battiez l’œil. On bouffe encore ses enfants, ou quoi, dans votre famille ?