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Il étudie, crayon en main, ma démonstration sur la nappe en papier.

— Évidemment ! bavoche le Délabré. Il y en a eu énormément de papes qui se sont appelés Pie, hein ?

— Trois, quatorze cent seize ! laissé-je tomber sans sourciller.

— C’est bien ce qu’il me semblait, accepte Pinaud.

Je me dis qu’on est en train de faire du Pierre Dac de la bonne année lorsque Germaine, la magnifique jument brune qui nous sert, dépose devant moi une feuille de papier pliée en quatre.

— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je à la moustachue.

— De la part du type qui bouffe près de la vitre, répond Germaine. Çui qu’a le costar prince-de-Galles !

Je file un coup de périscope dans la direction indiquée, et j’avise un homme d’une trentaine damnée à la chevelure brune et plate, au teint pâle et à l’air vigilant. Il m’adresse un petit sourire entendu.

Je déplie pour lors son message et je lis, avec la stupeur que vous comprendrez malgré votre intelligence si limitée :

Si vous avez envie de parler de Martial, venez donc prendre le café avec moi.

Je glisse le papier dans ma poche et adresse un nouveau regard, beaucoup plus intéressé, au convive solitaire. Il s’est repenché sur son auge et attaque une crème caramel à peine moins triste que la scène finale de La dame aux camélias.

— Puis-je savoir de quoi il retourne ? emphase Pinaud, surpris par mon silence autant que par ce petit micmac.

— Il y a dans le troquet un type qui souhaite me parler ; tu permets que j’aille l’interviewer ?

Sans attendre l’assentiment de mon Pinuche, je me lève pour gagner la table du grumeur de crème renversée.

Je prends place en face de lui et il m’adresse un petit signe de tête engageant.

— Merci, monsieur le commissaire, me dit-il. Mon nom est Machinchouette, ou Trucmuche si vous préférez…

Quand on me prend pour partenaire, dans cette sorte de petit jeu, je me montre toujours à la hauteur :

— Machinchouette me convient parfaitement, affirmé-je, d’ailleurs, ça rime avec pirouette.

— Vous prenez un café ?

— Un double, si vous permettez !

— Et du Brésil, de préférence ? murmure-t-il en me proposant son étui à cigares.

Je vois que ce monsieur est pressé d’entrer dans le vif du sujet.

— Je vous écoute, tranché-je en refusant le cigare d’un geste bref.

Il dit à Germaine de nous servir deux doubles caouas et se met à flamber l’un des cigares avec componction. Ensuite de quoi, il le tète, expulse un merveilleux nuage bleuté et pousse un soupir.

— Laissez-moi vous dire que mes amis et moi, nous avons beaucoup apprécié votre petite tirade sur le délit d’opinion. Vous êtes un véritable libéral, monsieur le commissaire ! Et un fonctionnaire courageux, qui sait faire passer sa conscience avant sa carrière ! Refuser une mission avec une telle dignité et une telle fermeté, ce n’est pas à la portée de n’importe qui. Bravo !

Oh ! dites, les gars, pincez-moi : je rêvasse, ou quoi ? Je suis peut-être dans un état second, non ? Je vadrouille en pleine hypnose, allez savoir ! C’est pas la picolanche qui me joue des tours, vu que je n’ai bu qu’un demi pression avec mon petit salé. Qu’est-ce qu’il débloque, ce gus, avec ma scène chez le Vieux ? Est-ce que le Boss l’aurait mis au courant ? Mais alors, je ne vois pas dans quel dessein. Pourtant, manière d’en avoir le cœur net, je bredouille :

— Le patron vous a parlé ?

— Oh ! non, affirme l’autre, derrière la fumaga de son havane. D’ailleurs, nous n’avons pas le même grand patron, vous et moi !

— Comment se fait-il que vous soyez au courant de… ?

— Il se fait ! murmure simplement mon interlocuteur en laissant tomber un centimètre de cendre sur son reste de crème caramel.

La moutarde commence à me picoter singulièrement le pif.

— Écoutez, monsieur Machinchouette, je préfère vous le dire tout de suite : j’aime pas !

— Que n’aimez-vous pas ?

Je lui chope son cigare de la bouche et le plonge dans sa tasse de café fumant. Ça fait « pfloufff ». Le regard du type ressemble à deux bouts de cigare allumés qu’on téterait simultanément. Et puis il redevient cendreux.

— Vous êtes un homme terriblement emporté, remarque-t-il en louchant à l’entour pour voir si mon geste humiliant a eu des témoins.

Rassuré par l’indifférence ambiante, il tend sa tasse nantie du cigare à la pouliche qui passe par là.

— Un autre double café ! dit-il, j’ai eu un accident.

Puis il allume un nouveau cigare avec les mêmes gestes minutieux que pour le précédent.

— Écoutez, mon vieux, lui fais-je, on ne prépare pas un scénario de film ; alors, les astuces, il vaut mieux les abandonner pour jouer cartes sur table. Comment êtes-vous au courant de ma conversation avec mon directeur ?

Mon ton acerbe et menaçant ne l’émeut pas.

— Nous sommes au courant de tout ce qui est susceptible de nous intéresser, sachez-le bien !

— Comment ça, nous ?

— Nous, c’est-à-dire ceux qui pensent que Martial Vosgien est un type très bien qui mérite d’être aidé.

— Oh ! bon, je vois. Vous avez, disons, vos antennes un peu partout ?

— Voilà le terme qui convient, dit l’autre en me soufflant sa fumée dans les narines. Ne vous préoccupez pas de savoir comment nous savons. Constatez seulement que nous savons !

— Les nouvelles vont vite chez vous !

— Plus vite encore que vous ne le supposez ! La conversation de tout à l’heure nous incite à croire que vous êtes l’homme dont nous avons besoin.

Cette fois, c’est sa nouvelle tasse de café que je vais lui propulser dans le portrait ! Il le sent et, prompto, me saisit le poignet.

— Du calme, commissaire, laissez-moi finir. Je ne vous propose pas de vous joindre à notre… heu… petit comité.

— Alors ?

— Ce que je vous propose relève directement de vos fonctions de policier. Simplement, je vous demande de le faire à titre officieux.

— Et c’est ?

— Attendez… Vous convenez que Martial Vosgien est citoyen français ?

— Naturellement, pourquoi ?

— Et qu’en qualité de citoyen français, poursuit l’autre en haussant le ton, il tombe, certes sous le coup des lois françaises, mais peut en revanche, en bénéficier ?

— Toujours naturellement ; où voulez-vous en venir ?

— À ceci, commissaire : Martial Vosgien a disparu ! Disparu, m’entendez-vous ? Pas seulement pour les barbouses qui le surveillaient, il a disparu aussi pour nous, ses compagnons de lutte. Alors, à vous, flic français, je demande que vous retrouviez ce citoyen français.

Il a un indéfinissable sourire.

— Amusant, que nos aspirations rejoignent celles de votre cher patron, non ? Prenez un congé. Et partez enquêter au Brésil, San-Antonio. Seulement, si vous retrouvez Martial, au lieu de le livrer aux polices parallèles, rendez-le à ses amis.

Il sort une enveloppe de sa poche.

— Vous trouverez là-dedans, un aller-retour de 1re sur Air France pour les vols Paris-Rio, Rio-Paris, dix mille francs en traveller’s chèques pour vos frais là-bas, et l’adresse d’un homme sûr qui vous dépannera en cas de besoin. J’ajoute que si, comme nous en sommes persuadés, vous réussissez, nous vous remettrons une prime de cinquante mille francs ; correct ?