– Et sa femme faisait partie des voyages ? demanda Albert que, visiblement, le côté commercial commençait à ennuyer.
– Parfois, dis-je. Les voyages étaient nombreux. Je me rappelle certains où elle était avec Tómas.
– Et où… ?
– Qui est là, derrière la glace ? demandai-je en troublant le bon ordre de l’interrogatoire. Je regardai la glace. Qui se cache derrière la glace ?
Ils me regardèrent.
– Personne, dit Baldur. Quel était ton rôle dans ces voyages à l’étranger ?
– C’est sûr, dis-je. C’est sûr qu’il y a quelqu’un là-bas derrière, sinon vous ne seriez pas aussi stressés.
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis en détention provisoire et je ne suis pas spécialiste pour savoir quels sont les effets d’une détention de longue durée sur un prisonnier. J’étais vraisemblablement là depuis deux semaines et je commençais à avoir l’impression que j’y resterais jusqu’à la fin de mes jours. Ma détention était censée durer cinq semaines, mais je savais qu’ils pouvaient la prolonger à leur guise. Dans le pire des cas, il y en avait qui étaient restés plus d’un an en détention. J’imagine que la détention provisoire, considérée du point de vue de la police, est un avantage. Tôt ou tard, les gens finissent par dire n’importe quoi pour s’en débarrasser et rentrer chez eux ou aller dans une autre prison ou n’importe où ailleurs. Je n’avais rien avoué, mais je commençais à avoir envie d’avouer quelque chose.
– On peut continuer ? dit Albert.
– Pas avant que vous me disiez qui est derrière la vitre, dis-je. Je ne veux pas qu’on m’espionne.
– Il n’y a personne derrière la vitre, dit Baldur sérieusement.
– Alors pourquoi vous transpirez comme ça ?
On ne m’avait pas passé les menottes. D’abord, ils me les avaient mises en quittant la cellule pour aller à la salle d’interrogatoire, mais ils avaient cessé depuis longtemps de me les mettre, probablement parce que je n’avais jamais fait de scène.
Ils regardèrent tous deux la glace. Je me levai. Albert me regarda et se dressa d’un bond.
– Assieds-toi ! ordonna-t-il.
Baldur se leva aussi.
– Assois-toi, dit-il calmement.
Je fixai des yeux la glace dans laquelle je ne voyais rien d’autre que notre reflet dans cette petite pièce étroite qui sentait le tabac froid, au sol usé recouvert de dalles plastifiées et aux murs qui semblaient ne jamais avoir été repeints.
– Qui es-tu ? criai-je en direction de la glace.
Albert voulut m’agripper, mais je fis un bond en direction de la glace et, les poings serrés, je la frappai de toutes mes forces. Je la heurtai du front en hurlant.
– Qui tu es, ordure ?
Je les sentis m’agripper et ils avaient dû me faire une prise car, d’un seul coup, je me retrouvai à plat ventre sur le sol, incapable de respirer. J’ai cru qu’ils allaient me casser le bras. J’ai senti les menottes m’emprisonner les poignets. J’ai hurlé tout le temps. Y compris quand ils me traînèrent dans le couloir pour me ramener à ma cellule et longtemps après qu’ils eurent claqué la porte derrière moi.
J’étais par terre et j’ai pleuré sans discontinuer. Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment ai-je pu laisser cela arriver ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce que je devais faire ?
Et Bettý. Le parfum de Bettý.
Tout cet irrépressible désir que j’avais d’elle.
Comment cela avait-il pu se produire ?
Comment ai-je pu laisser cela se produire ?
10
Notre liaison ne ressemblait à rien de ce que j’avais vécu auparavant. Non que j’aie une grande expérience en la matière. J’avais bien eu quelques petites amies, notamment une que j’avais rencontrée pendant mes études aux États-Unis, mais notre liaison avait été très brève. Je n’avais pas trouvé de compagne et je n’étais pas particulièrement à l’affût. J’avais bien le temps d’y penser. Avec Bettý, tout avait changé.
Nous tenions notre liaison soigneusement cachée. Moi, ça m’était égal que le monde entier soit au courant, mais Bettý, elle, voulait garder la plus grande discrétion. Il ne fallait pas que Tómas Ottósson Zoëga la découvre. Il ne fallait pas qu’il se doute de ce qui se passait. Nous ne nous rencontrions plus à l’hôtel. Ça avait été juste la première nuit. Elle venait chez moi quand nous avions la certitude que Tómas était occupé à Akureyri et nous utilisions le pavillon lorsque Tómas était en voyage d’affaires à Reykjavík ou à l’étranger. Souvent, il voulait que Bettý vienne avec lui quand il allait à l’étranger et parfois, quand les affaires l’exigeaient, j’étais aussi du voyage. Alors, Bettý et moi nous nous amusions à garder nos distances et à faire comme si nous ne nous connaissions pas. Parfois, elle se faufilait jusqu’à ma chambre et nous nous aimions au nez et à la barbe de Tómas Ottósson Zoëga.
Elle était extrême dans ses besoins amoureux et m’apprit à l’être aussi. Notre sexualité était paradisiaque et j’appris des choses dont j’ignorais jusqu’à l’existence, des choses qui suscitaient en moi une volupté et une satisfaction que je n’avais jamais connues auparavant. Parfois, elle voulait que nous regardions des films pornos pendant que nous faisions l’amour. Parfois, elle voulait essayer des pratiques sexuelles qui m’étaient totalement inconnues. Avec le temps, j’avais fini par ne plus dire non à rien. J’étais totalement sous sa coupe.
Au début, j’avais un peu hésité parce qu’en fait tout ça était nouveau pour moi. Je ne voulais pas brûler les étapes, d’autant que je n’avais pas une grande expérience en matière de sexualité. J’avais en moi un sens inné de la pudeur dont je sais qu’il a peut-être joué un rôle inhibiteur dans mes relations normales avec les femmes et qu’il a été en plus un obstacle pour tout le reste. Bettý, par contre, n’avait même jamais entendu parler du mot “pudeur”. Elle n’avait aucune honte. Elle semblait plutôt vouloir explorer avec précision à la fois moi-même et elle-même, et puis aussi nous deux ensemble, et aucune parcelle de mon corps n’avait plus de secret pour ses longs doigts explorateurs et son insatiable langue.
Le comportement de Bettý, si différent du mien, me fascinait. Elle était ouverte, sans détour, drôle, et elle profitait de la vie comme si chaque jour était le dernier. Moi, au contraire, j’avais un caractère beaucoup plus renfermé ou plus discret. J’ignorais encore qui j’étais et où j’en étais. C’était là des questions qui me tracassaient depuis un bon bout de temps. Bettý, elle, n’avait pas de doutes. Elle vivait dans l’instant présent. Le passé était derrière et n’avait aucune importance pour elle. L’avenir était un univers excitant en attente d’exploration et de conquête.
C’était à la fois effrayant et affriolant de savoir que Tómas Ottósson était tout à côté. Bettý trompait son mari avec moi et cela amplifiait son plaisir. Le risque qu’on nous découvre était toujours là et on aurait dit qu’elle en jouissait. Ça me fascinait moi aussi. Tómas Ottósson Zoëga n’avait aucune importance pour moi. Je me fichais éperdument qu’il découvre tout. Je poussais Bettý à le quitter, mais elle ne voulait pas en entendre parler. Je savais pourquoi. Je savais que ce que je pouvais lui offrir n’était rien comparé à son argent à lui.
C’était ma maîtresse et avec le temps elle devint aussi ma meilleure amie. Elle semblait mieux me comprendre que n’importe laquelle de mes connaissances. Elle m’aida à surmonter mes doutes et mes craintes, et me fit comprendre que ce qui est important, ce n’est pas qui on est, mais seulement comment on est.