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– Bettý…

– Il me considère comme sa propriété, dit Bettý. Et il ne lâche pas ce qu’il possède. Il me l’a dit.

– Salaud, dis-je en serrant les dents.

C’était vraiment ce que je pensais. Je n’avais jamais ressenti une telle colère auparavant. C’est seulement alors que je me suis rendu compte à quel point j’aimais Bettý et jusqu’où pouvait aller mon désir de passer ma vie avec elle. Combien je désirais l’avoir tout entière pour moi et jusqu’où pouvait aller ma jalousie envers son mari. C’est à partir de ce moment-là que je me mis à haïr Tómas Ottósson Zoëga.

C’était un sentiment que je n’avais jamais ressenti auparavant à l’égard de quiconque et que Bettý allait réchauffer et entretenir comme une fleur délicate.

Vus de l’extérieur, Bettý et Tómas avaient de bonnes relations. Il ne m’arriva qu’une seule fois de les entendre tous les deux discuter de leur vie privée. Nous étions dans un hôtel à Londres et ils pensaient sans doute qu’ils pouvaient parler islandais aussi fort qu’ils le voulaient parce que personne ne les comprendrait. Tómas tentait d’obtenir des accords avec une grande chaîne commerciale. Je lui étais d’un soutien indispensable à la fois pour l’anglais, où il était médiocre, et pour les négociations en vue d’accords, où il était vraiment sur son terrain.

Nous nous étions donné rendez-vous dans le hall de l’hôtel avant de sortir pour dîner. Ne les y voyant pas, j’allai au bar. Il se trouvait dans une grande salle somptueuse – c’était l’un des meilleurs hôtels de la ville – et le bar proprement dit se trouvait dans une rotonde au milieu de la salle. Il y avait des box séparés par des cloisons en lambris. Dans l’un d’eux, j’entendis Tómas et Bettý. Je dressai l’oreille et voulus m’asseoir auprès d’eux, mais ils se disputaient, si bien que je m’arrêtai et écoutai.

– … et je trouve que ce n’est pas correct, dit Tómas. Je trouve ça moche de ta part.

– Fiche-moi la paix !

– Je suis juste bon à t’entretenir. Je suis juste bon à t’enrichir et à te procurer tout le luxe dont tu rêves, mais je ne peux même pas coucher avec toi.

– Tómas, c’est seulement que je ne suis pas disposée.

– Ça fait un mois que tu n’es pas “disposée”.

– Tómas…

– On croirait qu’il y a quelqu’un d’autre dans ta vie, éructa Tómas.

– Mon pauvre chéri…

– Tu en serais capable.

– C’est l’homme qui refuse de m’épouser qui dit ça. Combien de temps devons-nous être ensemble avant que…

– Je commence à croire que j’ai eu raison d’attendre.

– J’avais commencé à préparer le mariage.

– Et tu n’as même pas attendu que je te fasse ma demande !

– Quand tu as décidé tout à coup que ce n’était pas le moment. Quand est-ce que ça le sera ? Quand est-ce que ce sera le bon moment ? Dis-moi !

– Hum… Qu’est-ce que vous buvez ?

Le barman venait d’arriver à côté de moi et je tressaillis. Je m’avançai jusqu’au box de Tómas et Bettý en faisant comme si je venais de les découvrir.

– Vous êtes là ? Je pensais que vous vouliez qu’on se rencontre dans le hall.

Tómas ne souffla mot et Bettý me sourit sans aménité en me tendant un verre vide.

– Un manhattan, dit-elle. J’en ai bien besoin. Tómas croit que je le trompe.

Je me figeai sur place.

– Tais-toi, dit Tómas.

– Sûrement avec toi, dit Bettý en riant. Elle essayait de le provoquer et ça marchait.

– Foutue conne, dit Tómas qui se leva et quitta le bar.

Nous ne l’avons plus vu ce soir-là et je me rappelle qu’avant de m’endormir j’ai pensé : si Tómas lui vole dans les plumes, est-ce que ce n’est pas téméraire de sa part à elle de lui parler comme ça, surtout devant des tiers ?

Je n’ai jamais interrogé Bettý là-dessus. Je ne sais pas si ça aurait changé quoi que ce soit. Elle aurait sûrement eu une réponse toute prête. Mais lors de cette conversation, j’ai compris aussi qu’elle désirait épouser Tómas bien qu’elle ne m’en eût jamais parlé. Il avait refusé. Lui qui lui cédait tout. C’était peut-être ça le début.

12

Clic-clac, clic-clac, clic-clac…

Je suis sur le lit et je pense à l’amour. Et au plaisir du sexe. Et à l’égoïsme, à la jalousie et à cette grande montagne qui crache du feu et qui s’appelle la haine. Quels sont ces sentiments et pourquoi nous gouvernent-ils avec tant de véhémence ? Qu’est-ce qui les enflamme ? Qu’est-ce qui enflamme l’amour et la haine, sentiments si différents et pourtant on ne peut plus semblables ? Qu’est-ce qui vous rend aveugle et qui vous fait vous fourvoyer jusqu’au point de non-retour ? Qu’est-ce qui vous conduit à ignorer les signaux de danger, les erreurs, à refuser de voir ou de comprendre ce qu’on ne perçoit que lorsqu’on court à sa perte ? D’où vient ce grandiose refus ? Pourquoi fait-on le choix de ne pas voir les dangers alors qu’ils sont devant notre nez ? Est-ce que c’est ça, l’amour ? Est-ce que c’est pour ça que l’amour rend aveugle ?

Ces questions se bousculent dans mon esprit pendant toutes ces longues nuits et exigent des réponses que je n’ai pas parce qu’il me faudrait m’interroger moi-même plus à fond que je ne le désire. Qui entreprendrait d’examiner sa vie au microscope ? Qui en aurait le courage ? Personne ne peut supporter d’aller au fond de soi sans s’apitoyer ou être complaisant envers soi. Celui qui dit le contraire est un menteur.

Bien que je m’efforce d’éviter cela, je n’ai rien d’autre à faire pendant toutes ces longues nuits que de lutter contre mon propre ego qui est si fragile. Que de regarder en face les choses qu’il y a en moi et qui sont tellement bien enfouies que j’en ignorais même l’existence. Je ne les connais pas et je préfère n’en rien savoir. Et pourtant je suis au lit et je pense à l’amour, à la haine et à toutes ces profondes ténèbres qui n’en finissent pas et qui me font réfléchir à ce qui s’est passé plus tard.

Clic-clac, clic-clac, clic-clac…

J’écoute la gardienne s’approcher, passer devant l’épaisse porte d’acier et s’éloigner. Je crois que le soir vient de tomber. Je n’ai plus la notion du temps. Je crois qu’ils éteignent la lumière à des heures différentes pour me désorienter. Parfois, j’ai l’impression que les interrogatoires se déroulent de nuit. Je ne sais pas, mais j’en ai l’impression. Alors, les policiers sont plus irritables. Comme s’ils préféraient de beaucoup être dans leur lit que de s’occuper de moi et de tout ce que je ne veux pas leur dire.

Je ne sais pas combien de temps je dors et ça ne m’intéresse pas. Ma montre s’est arrêtée à un moment quelconque de ma détention et, quand je leur demande quel jour on est, ils me répondent, mais je finis par ne plus les croire. Ce n’est que lorsque je vois mon avocat que j’apprends de source sûre combien de temps s’est écoulé. Parfois, j’ai l’impression d’avoir dormi des journées entières. Parfois, j’ai envie de ne rien faire. Je suis dans des états qu’on peut qualifier d’hypocondriaques. Je ne veux pas me réveiller. Je ne veux rien savoir du monde qui m’entoure. Je veux seulement rester au lit et faire comme si je n’existais pas. Comme si rien n’existait hormis les ténèbres dans lesquelles je me plonge jusqu’à ce que j’aie l’impression d’étouffer et que je refasse surface pour reprendre ma respiration.

– Et Tómas et toi ? dit Dóra dans la salle d’interrogatoire. Toi et Tómas ?

– Quoi, Tómas et moi ? demandai-je.