– Ils l’ont retrouvé, dit Bettý. C’était aux informations ce week-end. D’autres chasseurs qui étaient dans les parages.
– Ils ont retrouvé le troisième homme ?
– Oui, dit Bettý. Son cadavre. Enfin.
– Où ?
– Au fond d’une crevasse. Il était tombé dedans et il avait neigé par-dessus. Et puis il y a eu de fortes pluies avant le week-end et un chien des chasseurs l’a flairé. Il restait là à aboyer à côté de la crevasse. Évidemment, il était mort. Ils disent que c’est la chute qui l’a tué.
– Le malheureux, dis-je. Il ne voyait pas où il marchait.
– Ils ont eu de la chance de ne pas tous mourir, rétorqua froidement Bettý. Se lancer comme ça comme des idiots par un temps pareil.
Nous nous tûmes.
– Elle n’était pas très profonde, dit Bettý tout à coup.
– Qui ?
– La crevasse, dit Bettý. Elle n’était pas très profonde. Pas plus de deux mètres, peut-être. Ils disent que s’il avait eu un casque, il s’en serait sorti.
– Un casque ?
– Il s’est fracassé le crâne, dit Bettý. Il y a des crevasses de lave à cet endroit qui ont des arêtes coupantes et, en tombant, sa tête en a heurté une. Ensuite la neige l’a recouvert, c’est tout.
– Comment est-ce que tu sais tout ça ? demandai-je. Avec cette précision ?
– J’ai suivi les informations, dit Bettý. Tu devrais essayer toi aussi de temps en temps.
– Pourquoi est-ce que tu t’intéresses tellement à cet accident ? demandai-je avec un sourire un peu bête. Elle était tellement sérieuse que je ne savais pas comment réagir.
Bettý ne souriait pas. Elle me regardait. Ensuite, elle a promené son regard sur la collection d’armes avant de s’asseoir et de remettre en place le couteau à saumon.
– Tu sais tout le plaisir que cet attirail de chasse et de pêche procure à Tómas, dit-elle. Toute l’année, tout le temps, et tu sais qu’il est toujours dans des jeeps et sur des motoneiges comme ces trois imbéciles.
– Oui, dis-je, sans comprendre ce qu’elle voulait dire. Tómas conduisait ses motoneiges comme un abruti. Je ne l’avais jamais vu, mais il était connu pour ça et la police l’avait parfois arrêté alors qu’il fonçait à tombeau ouvert dans Akureyri.
– Tu sais, j’étais seulement en train de réfléchir, dit Bettý.
– À quoi ? À quoi est-ce que tu réfléchissais ?
– Au fait que Tómas n’a jamais de casque, dit-elle. Jamais. Il n’en possède même pas.
– Est-ce que Tozzi n’est pas négligent en général ? dis-je. Pour tout ce qui touche à la sécurité, comme la ceinture, le casque… ?
Bettý sourit.
– Si, fit-elle. C’est l’une de ses principales qualités.
Le procureur a ordonné un test psychiatrique et les deux femmes, la psychiatre et la psychologue, y collaborent. Nous parlons de Bettý, de Tómas, de moi et de tout ce qui s’est passé. Je m’efforce d’être aussi aimable qu’une porte de prison, je suis on ne peut plus pénible et je leur fais toutes sortes de difficultés ; mais elles connaissent tout ça et ont sûrement vu des cas bien pires que le mien, alors elles sont là tout simplement à attendre. Elles disent qu’elles ont le temps. Elles travaillent selon un système bien défini et elles ne s’arrêtent que très rarement. Cependant, ça arrive.
– Quelles sont tes relations avec ta mère ? a demandé un jour la psychiatre, prête à partir et en train de ranger ses affaires dans son grand porte-documents. Elle se tenait devant moi avec sa verrue proéminente et elle me posait des questions sur maman comme si c’était un détail sans importance. Peut-être que c’était sa méthode à elle, de prendre les gens à revers, je ne sais pas. Peut-être qu’elle avait appris cette technique d’interrogatoire avec la police.
– Laisse maman en dehors de tout ça, dis-je.
Elle se tut.
– C’est un sujet sensible pour toi ? demanda-t-elle ensuite.
– C’est pas fini pour aujourd’hui ? Je croyais que tu partais. Que tu avais fini de repérer combien j’avais de cases vides.
– Tu trouves que c’est pas bien de parler de ta maman ?
– Tu trouves que c’est pas bien de parler de ta maman à toi ? fis-je en la singeant.
– Pas du tout, dit-elle. Par contre, mon père et moi nous ne nous sommes jamais entendus. Tout est beaucoup plus difficile. Ça…
Elle se tut.
– Et ton père ? demanda-t-elle.
– Ça ne m’intéresse pas de parler de ma famille, dis-je d’un ton irrité. Elle n’a rien à voir là-dedans. Absolument rien, et je ne veux pas que tu me poses des questions sur mes parents, mon frère, etc. Je ne veux pas, tu comprends ça ?
Elle hocha la tête.
– Pourquoi tu crois que nous faisons ça ? dit-elle comme ça, et je vis une lueur d’obstination dans ses yeux, cette même obstination avec laquelle elle refusait de se faire enlever la verrue de son menton moyennant une opération simple, peu coûteuse et sans douleur.
– On peut arrêter ? dis-je.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien. Laisse-moi.
– C’est une affaire très délicate pour toi, c’est clair, dit-elle.
Je me taisais, mais elle ne désarma pas.
– Il y a quelque chose qui explique tout ça, tu ne crois pas ? dit-elle. Qui explique comment tu es. Qui explique ce que tu as fait.
– Je n’ai rien fait !
– D’accord !
– Pourquoi est-ce que tu ne te fais pas enlever cette verrue ? demandai-je.
J’avais envie de la blesser. J’avais envie de voir si j’étais capable de la blesser. J’avais envie de voir la tête qu’elle ferait. De savoir si elle relâcherait la pression ou bien si elle se mettrait en colère. Je sais qu’on ne doit pas poser ce genre de question. Jamais. Je n’aurais même pas dû voir cette verrue, j’aurais dû faire comme s’il n’y en avait pas. Je sais que je n’ai pas d’excuses, même s’il m’a fallu moisir en détention préventive plus de jours que je ne pouvais en compter avec précision et que ça commençait à me taper sur le ciboulot. Bettý, elle, lui aurait posé la question tout de suite le premier jour et n’aurait même pas essayé de s’excuser.
Mes craintes se révélèrent infondées.
– Je suis fière de ce que je suis, d’être la personne que je suis, dit la psychiatre. C’est un sentiment très agréable dont je pense que tu ne l’as jamais ressenti.
– Qu’est-ce que t’en sais, merde ?
– Peut-être qu’en essayant j’arriverai à le savoir.
– Fiche-moi la paix !
– D’accord, dit-elle. Nous pouvons en parler plus tard.
– Oui, ou bien carrément laisser tomber, dis-je.
Elle se leva.
– Excuse-moi, dis-je, je ne voulais pas…
– Tu le voulais, c’est sûr, dit-elle. Ça t’a quand même fait quelque chose parce que au fond de toi, ce n’est pas la méchanceté qui te guide, mais la bonne foi, comme la plupart d’entre nous.
Nous nous regardâmes dans les yeux.
– Personne n’a rien le droit de te dire, c’est ça ? dis-je. Tu connais ça par cœur, tu sais tout, tu as réponse à tout…
– Pourquoi crois-tu que tu moisis ici ? Pourquoi à ton avis ?
Je me tus.
– Est-ce que tu n’as pas tout le temps cherché qu’on te reconnaisse pour ce que tu es ? D’une certaine façon ? Est-ce que tu crois que c’était une question de reconnaissance ? Peut-être quelque chose en rapport avec ta maman ?
Je ne répondis pas. Je restais là sur ma chaise à me taire et je réfléchissais à ses paroles, et c’est alors que je me mis en colère. Est-ce que le fait de me reconnaître pour ce que je suis était si important ? Cette fois-ci, je me mis en colère non pas après elle, mais après la faiblesse avec laquelle j’avais toujours lutté et dont je savais qu’elle était la cause de mon emprisonnement.
– Va-t’en ! dis-je. Sors et fiche-moi la paix. Va-t’en et fiche-moi la paix, putain ! hurlai-je.