– Mais je n’avais pas l’intention de venir avec Léo, dis-je. Qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi est-ce que tu parles de Léo ?
– Ils vont peut-être trouver ça suspect que nous ayons eu l’intention de nous retrouver toutes les deux seules avec Tómas. Tu comprends ? Certains pourraient y voir des saloperies… nous deux et lui… On ne veut pas de ça. J’ai parlé à Léo et…
– Tu as parlé à Léo ? Nous devions aller en ville !
– … Il est prêt à le faire. Il est prêt à dire qu’il avait l’intention d’aller avec toi, mais qu’ensuite il n’a pas pu venir. C’est mieux comme ça.
– Pourquoi Léo ? Il sait quelque chose ? Tu lui as dit… Tu lui as dit quelque chose ?
– Il ne sait rien, dit Bettý. Il fait ça pour Tozzi. Je le lui ai demandé. Il ne dira rien à personne. Il ne veut pas que le nom de Tómas soit traîné dans la boue. Il y a toutes sortes de commérages qui circulent et Léo a la ferme intention d’y mettre un terme.
– Mais il n’a pas voulu savoir pourquoi il devait mentir ? Il n’a pas trouvé ça suspect ? T’es pas cinglée de mêler quelqu’un d’autre à notre histoire ? T’es pas cinglée d’avoir parlé à Léo ? Maintenant, il va se douter de quelque chose et…
– Il n’a jamais posé de questions, dit Bettý. Il ne se doutera de rien. Il a tout de suite compris ce que je voulais dire et il était plus que prêt à empêcher que le nom de Tozzi soit traîné dans la boue.
– Léo ?
– C’est mieux comme ça.
– Pourquoi est-ce que tu ne m’en as pas parlé d’abord ?
– Je n’avais pas le temps.
– Mais…
– Fais-moi confiance.
Je n’avais pas le choix. Je lui ai fait confiance. Je lui avais toujours fait confiance.
Ensuite, elle me donna une version que nous n’avions pas encore répétée ensemble : celle qui dit que Léo voulait m’accompagner chez Tómas, mais qu’il n’avait pas pu venir.
22
Un jour, l’avocat m’a dit que j’avais de la visite. Il s’était plaint de ce qu’il n’avait pas toujours été appelé sur les lieux lorsqu’on m’emmenait pour m’interroger et il en avait fait tout un plat. Il disait qu’ils lui devaient réparation et qu’une autorisation avait été donnée pour cette unique visite.
– Je n’ai pas demandé de visite, dis-je.
Il se tenait dans l’embrasure de la porte avec son porte-documents et souriait, comme s’il venait de me rendre un service inestimable.
– Elle est venue me trouver, dit-il. J’ai pensé que c’était bien que vous puissiez vous voir.
– Qui ? Qui elle ?
– Ta maman, dit-il.
– Maman ?
– Oui, pourquoi, ça t’étonne ?
– Ma maman voudrait me rendre visite ?
– Voudrait ? dit-il. Mais elle est là, avec moi ! Elle t’attend pour entrer ! ajouta-t-il, triomphant.
– Ici ? Maman m’attend ici ?
– Allez, ma petite amie ! dit l’avocat.
– Ne m’appelle pas “ma petite amie”, dis-je. Il le faisait parfois et ça me tapait sur les nerfs comme c’est pas possible.
– D’accord, dit-il.
– Ça ne m’intéresse pas de la voir.
Je n’aurais pas été plus sonnée s’il m’avait dit que papa était ressuscité d’entre les morts. Maman et moi n’étions pas amies. Elle m’évitait. Mon aimable frère m’avait dit ce qu’elle disait sur moi, à savoir que je n’étais plus sa fille.
– Bien sûr que tu veux la voir, dit l’avocat, qui ne savait rien des relations entre maman et moi. C’est ta mère !
– Non, dis-je. Dis-lui de s’en aller !
Il en resta interloqué.
– Elle est venue me voir, dit-il à la fin. J’ai dû pas mal me démener pour ça. Je ne sais rien de vos relations, je n’en sais rien, mais il me semble que ta maman est une femme charmante qui se fait beaucoup de souci pour sa fille. Parle-lui. Ça ne peut que te faire du bien.
– Pourquoi est-ce qu’elle veut me voir ?
– Demande-le-lui toi-même, dit l’avocat.
– Elle ne peut pas me supporter, dis-je.
– Parle-lui. Ça ne peut que te faire du bien.
Elle était plus mince que dans mon souvenir. Et elle avait vieilli.
Je ne m’étais pas trouvée face à elle depuis très longtemps et l’image que j’avais d’elle était tout autre. Maintenant qu’elle était là devant moi, je voyais à quel point le temps qui passe peut malmener les gens. C’était également le cas pour une femme aussi élégante que maman. Elle se teignait toujours les cheveux en blond et elle avait du fard à paupières. Elle avait pris des rides avec l’âge, son visage s’était allongé, ses mains vieillies laissaient apparaître ses veines. Elle essayait de sourire, mais cela ne donnait qu’un rictus.
– On vous fouille, ici, dit-elle.
Elle ne m’avait pas saluée. Elle n’essayait pas de s’approcher de moi ou de me prendre dans ses bras. Ou bien de dire quelques paroles de consolation ou tout simplement de me gronder. Elle se plaignait.
– Ça n’a pas dû être agréable, dis-je. Pourquoi est-ce que tu es venue ici ?
– J’ai tout de même le droit de rendre visite à ma fille sans être obligée de fournir des explications, non ?
– Tu ne l’as jamais fait jusqu’à présent.
Elle se tut. Nous restâmes silencieuses.
– Je n’ai sans doute pas beaucoup de temps, dit-elle.
– Non, dis-je.
Ensuite, nous nous tûmes encore plus longtemps.
– J’ai appelé le médecin, finit-elle par dire.
– Le médecin ?
– Celui qui vient te voir ici dans la prison.
– La psychiatre ? Tu as appelé la psychiatre ?
– Elle a été tout ce qu’il y a de plus gentil. J’ai lu dans les journaux que tu passes un test pour savoir quel est ton état mental, comme ils appellent ça. Qu’est-ce que je n’ai pas lu sur toi dans les journaux ! Je suis arrivée à savoir qui était le médecin et je l’ai appelée.
– Comment ça ?
– Eh bien, je l’ai appelée.
– Non ! Comment est-ce que tu as fait pour savoir que c’était elle ?
– Par l’intermédiaire de notre vieux médecin de famille. C’est une de ses parentes ou quelque chose comme ça. Je me suis permise de l’appeler. Elle ne semblait avoir rien contre.
– Pourquoi tu as appelé ?
– Je voulais savoir comment tu allais.
– Pourquoi ?
– Qu’est-ce qui te prend ? Tu es ma fille, voyons !
– Que tu ne peux pas supporter. Tu as oublié ? Tu as oublié que je ne suis pas comme tout le monde ? Une lesbienne ? Une dégénérée !
– Tu n’as pas besoin de dire ça, dit-elle. Tu n’as pas besoin de t’exciter comme ça alors que ce que je veux, c’est seulement te parler.
Je la regardai et j’étais sur le point de donner libre cours à ma colère. De déverser sur elle toute l’angoisse, la colère, la crainte et la panique qui m’habitaient et de lui dire ses quatre vérités. Mais je ne dis rien. Elle contemplait un point derrière moi comme si elle n’osait pas me regarder dans les yeux.
– Excuse-moi, dis-je.
– Est-ce que tu as fait ça ? demanda-t-elle. Ce que les journaux disent.
– Tu es venue ici pour le savoir ?
– Non, je ne crois pas ce que disent les journaux. Je ne crois pas que tu aies fait une chose pareille. Non, pas ma fille.
– Ta fille ?
– Oui, ma fille.
– Ta fille, qui est une gouine ?