– Il faut vraiment que tu poses la question ? dit-elle. Je te contacterai quand je pourrai. Quand ça ira bien. Tu comprends ? Il faut que tu saches ce que tu as fait. Il faut que tu saches que tu dois être prudente.
– Qu’est-ce que tu faisais à l’hôtel avec Léo ? demandai-je.
– Avec Léo ? À l’hôtel ?
– Qu’est-ce qui se passe avec Léo ? demandai-je. Qu’est-ce qu’il vient faire tout à coup dans cette histoire ?
– De quel hôtel est-ce que tu parles ?
– Ne me raconte pas d’histoires, Bettý, dis-je en baissant la voix. Je sais que vous étiez ensemble à l’hôtel Saga.
– Au Saga ? dit-elle, pensive. On n’était pas ensemble à l’hôtel Saga. Léo est seulement venu me voir dans la journée. J’étais en réunion à Reykjavík pour Tozzi et l’entreprise. Tu vas pas me faire de la paranoïa. Pour l’amour du ciel, arrête ces bêtises.
– Il venait seulement te chercher ?
– Évidemment ! Arrête ça !
Nous nous tûmes.
– Est-ce que tu leur as parlé de Léo ? demanda-t-elle. Tu as parlé de Léo à la police ?
– Oui, dis-je. Je leur ai dit qu’il devait venir avec moi vous voir, toi et Tozzi. Tu le leur as dit toi aussi.
– Et alors ?
– Je crois qu’ils m’ont crue. On ne pourrait pas se voir ? Seulement une fois.
Je la suppliai. Je ne désirais rien autant que de la voir et d’être auprès d’elle.
– C’est exclu, mon amour, dit-elle tendrement. Quand tout ça sera fini, alors… Il faut que tu sois forte. Sois forte comme moi et alors tout ira bien.
Je me calmai. Pourtant, il y avait quelque chose qui me contrariait. Une chose qu’elle avait dite et que je ne comprenais pas.
– Ma chérie, il faut que je parte, dit-elle.
– Qu’est-ce que tu entends par “il faut que je sache ce que j’ai fait” ? dis-je. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Quoi ?
– Tu as dit qu’il fallait que je sache ce que j’avais fait. Qu’est-ce que tu entends par là ? Pourquoi est-ce que tu as dit ça ? Comme si c’était moi qui avais fait ça !
– Quand est-ce que j’ai dit ça ?
– Tout à l’heure ! Tu as dit : “Il faut que tu saches ce que tu as fait.” Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Calme-toi, Sara, je ne sais vraiment pas de quoi tu parles. Et nous ne pouvons pas continuer à parler comme ça au téléphone. Nous ne pouvons pas.
– C’est comme si j’étais toute seule dans cette histoire, c’est ça que tu veux dire ? Que c’est moi seule qui ai fait ça ? C’est ça que tu veux dire ?
Elle raccrocha. Je lui criai : Bettý ! Bettý ! Bettý ! Mais elle n’était plus là.
C’est tout de suite après ça que je suis allée glaner des renseignements. Je comprenais Bettý quand elle disait que nous ne pouvions pas nous contacter pour le moment, que c’était trop risqué, mais j’étais inquiète après avoir appris qu’elle était allée à l’hôtel Saga avec Léo. Le lieu de nos rendez-vous. Bettý disait qu’il était juste venu la chercher et je m’en étais contentée. C’était bien possible, mais deux jours plus tard ça ne collait plus.
Car alors je suis tombée par le plus grand des hasards sur l’ancien drh de Tozzi. Je ne l’avais pas revu depuis que j’avais fait sa connaissance à je ne sais plus quelle occasion. Je me suis tout de suite dit qu’il m’avait peut-être déjà vue une fois lors d’une réunion chez Tozzi.
C’était à la Maison des pays nordiques. Je me promenais et, avant de m’en apercevoir, j’étais arrivée à l’université et au bâtiment du droit où j’avais fait mes études il y a des lustres de ça, je crois bien. Je suis descendue jusqu’à Vatnsmýri, je me suis assise à la cafétéria de la Maison des pays nordiques et, avant que j’aie réalisé, le drh est venu vers moi. Il avait la cinquantaine et était assez corpulent, il s’appelait Óskar. Je lui ai serré la main.
Il n’était plus dans l’entreprise ; il avait arrêté à peu près au moment où j’avais commencé à travailler pour Tómas, me dit-il, mais il se souvenait de moi, à l’occasion d’un cocktail, il me semble. Il était maître de conférences à l’université, au département d’études commerciales, si je me souviens bien.
– Ça a dû être affreux ce qui s’est passé dans les montagnes, dit-il, sachant pertinemment que j’avais fait partie de l’expédition au cours de laquelle Tómas était mort. Je ne lui ai pas demandé comment il était au courant. Aux informations, ils n’avaient parlé que des “invités” qui étaient chez Tozzi et aucun nom n’avait été cité. Le qu’en-dira-t-on s’entend à combler les lacunes, et de façon étonnamment juste dans la plupart des cas.
– Tu sais que j’étais avec lui ? dis-je.
– On entend dire tellement de choses, dit-il. Bettý, sa femme et toi, si j’ai bien compris. C’est ta grande amie, n’est-ce pas ?
– Je préférerais ne pas en parler, dis-je en ajoutant que j’attendais quelqu’un. J’ai regardé l’heure, je crois, pour indiquer que je voulais qu’on me laisse tranquille. J’essayais de savoir si j’avais remarqué quelque chose dans le ton de sa voix quand il avait affirmé que Bettý était ma grande amie. Je ne sais pas si j’ai rougi. Je regardai par la fenêtre de la cafétéria le petit étang situé près de la maison.
– Oui, évidemment, dit-il, mais il ne faisait toujours pas mine de partir. C’est horrible de partir comme ça. Et qu’on ne vous retrouve pas.
– Ils le retrouveront, dis-je.
J’étais au bord des larmes. Le temps était calme dehors, il faisait froid et la surface de l’étang était lisse comme un miroir.
– Bon, dit-il en semblant enfin se rendre compte que je voulais être tranquille. Je ne voulais pas te déranger. J’ai été content de te voir. Tu penses faire toujours partie de l’entreprise à l’avenir ?
– Je crois bien que non, répondis-je.
– Bettý le voudrait sûrement. Elle s’est assez battue pour qu’on t’engage.
Je hochai la tête, heureuse qu’il veuille enfin s’en aller. Il tourna les talons et quitta la cafétéria. Je le suivis du regard et le vis s’arrêter devant des objets d’art dans le hall d’entrée. Il y avait une exposition en provenance du Groenland sur les ustensiles des pêcheurs de phoques.
Je me mis à sourire toute seule : les gens croient toujours tout savoir alors qu’en fait ils ne se doutent de rien. Ce n’était pas Bettý qui s’était battue pour que je sois engagée. C’était Tómas Ottósson Zoëga lui-même qui voulait m’avoir à cause de mes connaissances juridiques et de ma spécialisation dans les affaires européennes, et il avait envoyé Bettý m’en parler. Le qu’en-dira-t-on avait défiguré la réalité.
Le qu’en-dira-t-on…
Je jetai un coup d’œil dans le hall et me levai pour rejoindre l’ex-drh. Il était plongé dans la contemplation d’anciens ustensiles en fer exposés dans une vitrine et il fut étonné de me voir tout à coup à côté de lui.
– C’était Tómas, dis-je, qui voulait m’avoir pour l’entreprise. Pas Bettý. Tu t’es mépris. Je voulais seulement… Il y a tellement de choses qu’on a dites et mal comprises. Je voulais seulement faire une mise au point.
– Évidemment, dit-il. C’est peut-être moi qui ai mauvaise mémoire, mais ça n’a pas d’importance.
– Pour moi ça en a, dis-je en restant là, embarrassée, à côté de lui, ne sachant si je devais en dire davantage ou bien m’éclipser.
– C’est juste…