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Il hésita.

– Quoi ?

– C’est juste ce que Tómas m’a dit alors, quand il m’a appris que tu étais embauchée.

– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

– Je ne veux pas te blesser, dit-il. Il avait tort, d’ailleurs. Je sais que tu es parvenue à de très bons résultats dans la coopération avec les Allemands.

– Je ne sais pas de quoi tu veux parler, dis-je. Qu’est-ce que Tómas a dit ?

Il s’avança vers une autre vitrine, regarda ce qu’il y avait dedans et considéra différents modèles d’anciens couteaux à vider le poisson groenlandais.

– Il a dit qu’il ne savait pas quoi faire de toi et doutait que tu obtiennes jamais des résultats.

– Comment ?

– Il doutait que tu obtiennes des résultats.

– Il a dit ça ?

– Comme je l’ai dit, il avait tort. Je lui ai dit qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’il adviendrait s’il te prenait. Et, franchement, il n’était pas enchanté à l’idée de t’engager. Il avait du mal à y voir un intérêt.

– Mais… pourquoi est-ce qu’il m’a engagée ?

Je posais cette question sans réfléchir, totalement déconcertée par les paroles de l’ancien drh, mais j’y avais déjà répondu avant même qu’il ne dise quoi que ce soit.

– À ce que j’en sais, on lui a forcé la main, dit l’homme.

Je fixai les yeux sur les anciens couteaux à vider le poisson et, d’un seul coup, une foule de pensées me traversèrent l’esprit pour s’arrêter sur Bettý pénétrant dans la salle de cinéma la première fois que je l’ai vue.

– Si j’ai bien compris, sa femme lui a dit que tu serais une bonne collaboratrice parce que tu étais spécialiste de l’espace économique européen. Et…

Il hésita.

– Et quoi ? fis-je, les yeux fixés sur les couteaux.

– Et il a cédé.

25

Quand je me suis mise à réfléchir à tout cela, je ne savais rien sur Bettý, à part que je l’aimais plus que ma propre vie. Il n’est sans doute bon pour personne d’aimer comme j’aimais Bettý. Dans mon cas, ça s’est terminé par une tragédie.

Bettý ne me parlait quasiment jamais de son passé. C’était comme s’il n’avait jamais existé. Elle avait glané dans ma vie tout ce qu’elle avait pu en tirer et je lui avais raconté des choses que je n’avais jamais racontées à personne, sur ma mère, mon frère, papa et son agonie, par exemple. Chaque fois que j’essayais d’inverser les rôles et de la faire parler d’elle, elle éludait en disant qu’elle n’avait rien à raconter.

Il lui arrivait pourtant de passer en revue ses souvenirs d’enfance ou d’adolescence. Mais ça n’arrivait que très rarement. Comme si elle n’avait rien d’autre que des souvenirs douloureux, ce qui n’avait rien d’étrange, vu le milieu dans lequel elle avait grandi et vécu à Breidholt, entre une mère alcoolique et un beau-père qui la brutalisait.

Un jour, elle m’a parlé de la première fille avec qui elle avait eu une véritable histoire. Elle s’appelait Sylvía. Je savais juste qu’elles s’étaient rencontrées dans leur immeuble, et qu’elles habitaient dans le même escalier. Bettý raconta qu’elle s’était livrée à divers jeux sexuels avec elle, et qu’en général ça se passait dans la buanderie de l’immeuble au sous-sol. Sylvía avait deux ans de plus qu’elle. Elles sont restées ensemble six mois, jusqu’à ce que Sylvía déménage. C’était la version de Bettý.

Lorsque je me mis à sa recherche, je ne savais pas si le vrai nom de cette jeune fille était Sylvía. Pour commencer, je feuilletai l’annuaire du téléphone, il y avait plusieurs femmes qui se prénommaient ainsi. J’appelai une de mes connaissances de Samtök ’7810 qui accepta de vérifier s’ils avaient dans leur association une certaine Sylvía. Il n’en trouva qu’une, qui était dans l’annuaire. Je l’appelai. Elle n’avait jamais entendu parler de Bettý.

J’ai rappelé ma connaissance pour lui demander s’il avait quelque chose sur une Sylvía qui n’était pas dans l’association. Il me répondit qu’il allait y réfléchir et qu’il me rappellerait. Deux jours après, je reçus de ses nouvelles. Il s’était donné beaucoup de mal, avait contacté une foule de gens et avait fini par entendre parler d’une femme de ce nom dont on croyait qu’elle habitait le quartier d’Árbær. Je repris l’annuaire. Une seule Sylvía habitait à Árbær. J’appelai. Elle répondit. Elle mit du temps à saisir ma démarche. Je crois qu’elle avait un peu bu. Ensuite, elle parut tout à coup comprendre de qui je voulais parler. Elle se souvenait parfaitement de Bettý.

Je lui dis que je faisais partie du comité de rédaction d’un album qui devait être publié à l’occasion de l’anniversaire de l’école qu’elle et Bettý avaient fréquentée quand elles étaient adolescentes. L’album serait magnifique et le comité de rédaction était en train de recueillir des anecdotes en provenance des différentes classes et l’édition comporterait en outre des photos des anciens élèves. Sylvía ne semblait pas intéressée et dit qu’elle n’avait rien à dire à ce sujet. Mais peu à peu je réussis à orienter la conversation sur son ancienne amie, Bettý, et elle sembla alors se prendre au jeu.

Sylvía habitait un petit appartement sombre. La fenêtre du séjour donnait sur le jardin où il y avait, dans un bac à sable, une balançoire que personne n’utilisait. Sylvía avait les nerfs fragiles et fumait sans arrêt. Elle faisait dix ans de plus que son âge réel. En me conviant à venir chez elle, elle m’avait demandé d’aller au Ríkid11 lui acheter deux bouteilles de vodka. Je les lui remis et elle les prit avec empressement, mais nous n’avons pas parlé du paiement. Je crois que l’espoir d’avoir de la vodka était la véritable raison pour laquelle elle m’avait invitée à venir. Elle s’en versa tout de suite un verre, pure, me regarda pour m’en proposer, mais je secouai la tête, alors d’un trait elle vida son verre, le remplit à nouveau et s’assit. Ensuite, elle fut plus calme. Elle raconta qu’elle travaillait comme infirmière à domicile. Après avoir un peu discuté de son ancienne école, j’orientai la conversation sur Bettý, tout d’abord avec quelques précautions, puis directement.

– Tu connais Bettý ? demanda-t-elle.

– Juste un petit peu, dis-je brièvement. Je l’ai appelée pour cette affaire. C’est elle qui m’a orientée sur toi.

Sylvía hocha la tête en sirotant son verre.

– Ça fait des années que je ne l’ai pas vue, dit-elle. Sûrement quoi… quinze ans et quelques. Elle n’est pas partie à Akureyri ?

– Si, dis-je. Qu’est-ce que tu peux me dire sur elle ?

Je n’allais pas lui laisser me tirer les vers du nez, mais je ne voulais pas non plus être trop curieuse.

– Elle était superbe, dit Sylvía. C’était la fille la plus douée que j’aie connue. Personne ne lui en imposait. Elle menait la vie dure aux garçons. Elle s’en tirait toujours.

Je demandai si elle avait une photo de Bettý du temps où elles étaient adolescentes.

– Naaan, dit Sylvía, pensive, je ne crois pas. Je n’ai aucune photo de ces années-là. On ne prenait pas de photos chez nous, chez Bettý non plus, je crois. Son père…

– Ce n’était pas plutôt son beau-père ? demandai-je.

– Si, une foutue crapule, celui-là. On entendait la mère de Bettý hurler à des kilomètres à la ronde.

– Bettý avait des frères et sœurs ?

– Naaan. Ah si, mais pas des vrais frères et sœurs. Elle avait deux demi-frères. Des gars à problèmes. Ils étaient plus âgés et Bettý n’avait pas de liens avec eux. L’un d’eux a été à la prison de Hraun, je crois.