— Je ne suis pas de la Terre. Pas plus que vous n’êtes de Kuiper. Je veux dire… nous sommes ici, non ?
— Bien vu. Vous avez raison. Nous sommes ici. Nous ne sommes plus ce que nous étions. » Elle lui retourna son sourire. « Je commence à comprendre ce que Tam voit en vous. »
Zoé rougit.
Il voit quelque chose en moi ?
Cette nuit-là, elle rêva de sa première maison. Non des horribles baraques de Téhéran, mais de la douceur et du calme de la crèche Mécanismes & Personnel où elle avait passé les premières années de sa vie.
Située au plus profond d’une enclave sauvage de l’Amérique, la crèche était surmontée d’un dôme aussi vert que du cristal qui, vu de loin les jours de pique-nique, semblait scintiller comme une goutte de rosée sur l’herbe d’une prairie ondulante.
Les salles de la nursery et de la crèche étaient aussi douces que du velours, tous les coins en étaient arrondis, l’air lui-même embaumait le frais. Dans cette crèche, elle n’avait connu ni la peur, ni le doute. Les nounous, beaucoup d’entre elles intégralement humaines, s’occupaient chacune d’un seul enfant. Elles étaient strictes mais gentilles, de gros anges de bonté.
Elle portait un vêtement vert – une simple étoffe amidonnée et brillante – dont elle changeait matin et après-midi. Et elle attendait avec impatience le bain vespéral, l’occasion de s’éclabousser avec ses sœurs, sous l’indulgente surveillance des nounous qui allaitaient les bébés sur les terrasses surplombant les eaux fumantes.
Dans son rêve, elle était à nouveau dans le bassin et tapait sur l’eau pour expédier des vagues sur un anneau jaune qui flottait à proximité. Mais le rêve prit une tournure désagréable lorsque surgit en un clin d’œil autour du bassin une forêt de grands arbres anciens – des cycas ou des lycopodes géants. Les voix de ses sœurs se turent aussitôt. Elle était seule, grelottante, nue dans un bois qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle connaissait. Elle grimpa sur le bord moussu du bassin. Le sol noir amortissait ses pas, les rochers se dressaient tels des hépatiques d’un vert velouteux. Elle ne savait ni comment elle s’était retrouvée là, ni comment rentrer chez elle. Elle sentit la panique sourdre de son ventre serré comme un poing. Puis une silhouette, une forme, sortit du brouillard humide. C’était Avrion Theophilus, son Theo à elle, dans son bel uniforme Mécanismes & Personnel… mais dès qu’elle le reconnut, elle se détourna et s’enfuit, s’enfuit à toutes jambes, s’enfuit en vain tandis que la suivaient les pas pesants.
Elle se réveilla dans l’obscurité.
Son cœur cognait à tout rompre. Il se calma vite, mais le sentiment de menace et d’électricité continua à vibrer dans tout son corps.
Ce n’est qu’un mauvais rêve, se dit Zoé.
Mais elle n’avait jamais fait de mauvais rêve.
Elle expulsa le cauchemar de son esprit, pensa à nouveau à Tam Hayes, à la manière si naturelle dont il l’avait touchée dans la salle commune, au tissu de sa chemise, à leurs regards qui s’étaient entrecroisés.
Oh, mon Dieu, il y a quelque chose qui ne va pas en moi, se dit-elle une nouvelle fois, et elle glissa sa main entre ses cuisses, écartant les lèvres de ses doigts pour trouver la protubérance du clitoris, comme un petit nœud dur.
La vague de feu de l’orgasme ne tarda pas. Elle se mordit les lèvres pour étouffer son cri.
Huit
Lorsque la navette s’arracha de Yambuku pour s’élever dans le ciel délavé, Elam Mather ressentit l’étourdissement habituel. Isis se déroba sous elle, sans trop s’éloigner : il ne s’agissait que d’un vol suborbital, un voyage à travers la moitié d’un monde pour l’emmener à l’avant-poste endommagé. Quelques heures à la vitesse maximum que pouvait atteindre la pesante navette. Les planètes sont vraiment trop grandes, songea-t-elle.
L’équipage de l’appareil provenait de la station orbitale. Pour la plupart d’origine kuiper, c’étaient des gens aimables mais guère bavards. Elam s’installa sur un siège côté couloir, seule. Elle brancha son défileur et afficha l’un de ces romans populaires terrestres parfois transmis par la liaison à particules jumelles pour l’édification présumée des pauvres occupants de l’avant-poste. Celui-ci (titré La décision difficile d’E. Quan) racontait l’histoire d’une jeune fille d’un milieu de cadres moyens, amoureuse d’un cousin des Familles qui s’était mépris sur sa position sociale. Une vraie tragédie. En apprenant qu’il ne pouvait décemment pas épouser notre héroïne, le jeune héritier se portait volontaire pour une orchidectomie tandis que la fille revenait discrètement parmi les siens, humiliée mais assagie.
Quelles conneries ! se dit Elam. Dans la vie réelle, soit une rencontre de ce genre ne se produirait jamais, soit une liaison amoureuse serait hors de question. L’aristocrate baiserait la prolo et l’oublierait aussi sec. Un jeune homme de si bonne famille ne consentirait certainement pas à subir une orchidectomie. La castration ne servait ni plus ni moins qu’à tenir les cols blancs à l’écart des filles des Grandes Familles. Des kachos comme Degrandpré tiraient certes fierté de leurs cicatrices, mais uniquement parce qu’ils avaient été voués dès l’enfance à une vie de servitude glorifiée.
Les prolos, la grande masse des terriens à qui on ne demandait pas leur avis, baisaient et se mariaient du mieux qu’ils pouvaient, un point c’est tout. Et ils croissaient en nombre, malgré les divers virus d’infertilité non maîtrisés qui contribuaient à garder la population dans des limites raisonnables.
L’essentiel de la scolarité d’Elam s’était déroulée sur Terre. Elle avait de cette planète une vision qui était tout sauf naïve… contrairement à Tam Hayes ou même à un bébé-éprouvette M&P comme Zoé Fisher.
Elle se tourna vers la fenêtre, qui n’en était pas une mais une liaison vidéo directe avec une caméra placée à l’extérieur de la navette, de l’autre côté des multiples isolations. Sous elle, le continent fuyait vers l’ouest. À cette altitude, Isis semblait d’un calme émouvant. De larges plaines alluviales et des prairies veinées de rivières bleu ciel avaient succédé aux montagnes de Cuivre, coiffées de neige. Des nuages embroussaillaient d’ombres les prairies, et les cours d’eau finissaient par s’élargir en baies marécageuses et en criques saumâtres, le grand littoral oriental où des oiseaux de mer tournoyaient en groupes assez importants pour être discernables à cette altitude. Un paysage qu’on savait exister plutôt qu’on ne le voyait, cartographié depuis l’orbite, éventuellement entraperçu depuis une navette ou par les yeux d’un télésenseur tractible à long rayon d’action.
Tout ça est intact, songea-t-elle. Dans un sens, aucune partie d’Isis n’a jamais été directement touchée par une peau humaine. La planète regorgeait de vie, mais d’une vie qui rendait un milliard d’années à celle de la Terre, plus évoluée, donc, mais aussi plus primitive du fait de l’absence de grandes vagues d’extinctions propices aux changements. Il y avait de la place pour tous, pour toutes les espèces et toutes les stratégies de survie, sauf pour l’humain, le conscient, le terrien. Nous sommes des créatures si simples, pensa-t-elle, que nous ne supportons pas ces phytotoxines raffinées ni les innombrables prédateurs microscopiques qu’a façonnés cette involution d’un milliard d’années. Dans l’arsenal du système immunitaire humain, il n’y avait rien qui fût capable de détecter ou de repousser les invisibles armées isiennes.
Ils nous assiègent, songea Elam. Elle pensa aux colonies bactériennes qui rongeaient les joints de Yambuku et aux films d’algue qui pouvaient avoir une part de responsabilité dans le désastre sous-marin. Nous ne les reconnaissons pas, mais je suis sûre qu’eux nous reconnaissent. Nous construisons nos murs, nos barrières, mais la vie parle à la vie. C’était la règle : la vie parle à la vie.