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La station orbitale venait de traverser le terminateur de la planète. La longue lumière de l’aurore piquetait de clair-obscur les nuages. Dans la pénombre, des éclairs vacillaient, pareils à des braises sur du velours.

Zoé avait déjà contemplé des planètes. Ainsi la Terre, vue depuis l’orbite, offrait un spectacle comparable. Et elle avait passé un an à assimiler les techniques de laboratoires à pression différentielle sur Europe, où le globe majestueux de Jupiter remplissait le ciel de manière bien plus dramatique.

Mais , il s’agissait d’Isis. Miroitant dans la lumière d’une étoile qui n’était pas celle de la Terre. Devant elle s’étendait un monde qui n’avait jamais connu l’empreinte d’un pied humain, un monde étrange et vivant, d’une grande richesse biologique ; une goutte d’eau grouillante de vie, en orbite autour d’un soleil étranger. Aussi magnifique que la Terre. Et infiniment plus meurtrière.

« Un problème, citoyenne Fisher ? finit par demander Degrandpré. À moins que vous soyez venue pour admirer la vue ? Vous ne seriez pas la première, vous savez. »

Sa voix possédait ce mordant de l’autorité terrestre. Son anglais était affûté avec soin. À sa façon d’atténuer les consonnes, Zoé crut détecter un soupçon de l’École des Élites de Pékin.

Elle prit sa respiration. « Depuis mon arrivée, il y a dix jours, je n’ai parlé à aucun responsable, sinon au directeur du régime physique de l’Habitat Sept et au personnel de la cafétéria. Je ne sais pas qui est mon supérieur direct. Ceux qui sont censés superviser mon travail sont tous sur la planète, où je devrais moi-même me trouver. »

Degrandpré tapota l’écran avec son stylet et s’appuya sur le dossier de son siège. Il était vêtu de l’inévitable uniforme kacho gris terne, et un solide collier noir encerclait son cou épais de paysan. Une chaise et un bureau en bois, un tapis en coton et une tenue de cérémonie à plusieurs épaisseurs : tout cela avait été expédié par la Terre à un coût que Zoé n’osait évaluer. « Avez-vous l’impression d’être délaissée ? s’enquit-il.

— Non, pas vraiment, je voulais juste m’assurer…

— Que nous ne vous avions pas oubliée.

— Eh bien… oui, Directeur, c’est ça. »

Degrandpré continua à tapoter du stylet contre son écran, un bruit qui évoqua à Zoé celui de la glace quand elle se craquelle dans un verre chaud. Il semblait partagé entre l’amusement et l’irritation. « Laissez-moi vous poser une question, citoyenne Fisher. Dans un avant-poste de cette importance, où l’on soupèse jusqu’au moindre gramme et au moindre sou, croyez-vous vraiment qu’on perde des gens ? »

Elle rougit. « Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle.

— Au cours des six dernières semaines, nous avons procédé à quatre échanges de navette avec les stations de surface. Chacun d’eux nécessite une longue quarantaine et suit de minutieux protocoles d’accostage stérile. Les vols sont planifiés des mois à l’avance. Vous autres débarquez en vous imaginant que le lancement Higgs constitue le goulot d’étranglement, qu’en comparaison, descendre sur la planète ne doit guère représenter qu’une simple balade. Eh bien non. Je suis au courant de votre présence et de votre destination, et on vous a bien évidemment réservé une place sur la liste de rotation. Mais nous devons donner la priorité au réapprovisionnement et à la maintenance. Vous comprenez certainement pourquoi. »

Mais puisque vous étiez au courant de mon arrivée, se dit Zoé, pourquoi le planning n’en tenait-il pas compte ? Y aurait-il eu des délais imprévus dont elle ne savait rien ? « Je vous demande pardon, Directeur Degrandpré, mais je n’ai pas vu le moindre programme. Quand a-t-on prévu que je descende ?

— On vous le fera savoir. C’est tout ?

— Eh bien… oui Monsieur, c’est tout. » Maintenant qu’elle avait regardé par la fenêtre.

Degrandpré jeta un bref coup d’œil aux lignes qui défilaient sur son écran. « J’ai une délégation de Yambuku qui m’attend dehors. Des gens avec qui vous allez travailler. Autant que vous restiez assister à la réunion. Que vous rencontriez vos collègues. » Il donnait l’impression de faire une énorme concession, alors qu’il l’avait bien sûr prévue dès le début. C’était l’une de ces manœuvres kachos qu’affectionnaient les bureaucrates : surprenez l’opposition, ne soyez jamais surpris vous-même.

« Yambuku ? s’enquit Zoé.

— C’est le nom qu’on donne à la station de surface Delta. Et Marburg désigne la station Gamma. »

Yambuku et Marburg étaient les deux premières souches identifiées de la fièvre hémorragique qui avait dévasté la Terre au XXIe siècle. Une blague de microbiologiste. Et vraisemblablement, de microbiologiste kuiper. Le sens de l’humour terrien était terriblement limité dans ce domaine.

« Asseyez-vous, dit Degrandpré. Soyez attentive et gardez le silence. Vous pouvez continuer à regarder par la fenêtre, si vous voulez. »

Zoé ignora le sarcasme et suivit sa suggestion.

L’aube avait atteint la chaîne d’îles éparpillées sur la mer occidentale. Un volcan en activité traînait derrière lui un plumet de projections d’un noir de suie. La principale masse continentale apparut, dense de forêts boréales tempérées. À un endroit, un lac enchâssé dans un antique cratère bleu étincelait dans la lumière du soleil ; à un autre, celle-ci se reflétait sur un coin de glace polaire. Le sommet des nuages avait une blancheur de diamant.

Tout cela était aussi létal que l’arsenic.

Son nouveau foyer.

Deux hommes et une femme entrèrent sans enthousiasme et prirent place à la table de conférence. Zoé resta près de la fenêtre. Elle n’avait nul besoin du conseil de Degrandpré pour se tenir tranquille : les pièces bondées l’intimidaient toujours.

Kenyon Degrandpré présenta les nouveaux arrivants : Tam Hayes, Elam Mather et Dieter Franklin, tous trois venus de Yambuku par la dernière navette.

Zoé reconnut Hayes dont elle avait déjà vu des photos. C’était à la fois le directeur de la station Delta et le biologiste senior – en statut et non en âge – du projet Isis. Malgré cinq années de roulement sur Isis, il était assez jeune, et d’un physique plutôt agréable dans le genre fruste. Une bonne coupe de cheveux ne lui ferait pas de mal, songea Zoé. Sa barbe ressemblait à un fouillis de copeaux de cuivre. L’apparence débraillée typique d’un savant kuiper, autrement dit. Ses deux compagnons n’étaient guère différents.

« Zoé Fisher ! Nous espérions faire votre connaissance », dit Hayes, la main tendue.

Elle la saisit avec réticence. Elle n’appréciait pas les contacts physiques. Hayes n’en avait-il pas été informé, ou bien ne s’en souciait-il pas ? Elle vit sa main disparaître dans la poigne solide de l’homme. « Dr Hayes, murmura-t-elle en dissimulant sa gêne.

— Je vous en prie, appelez-moi Tam. Après tout, nous allons travailler ensemble.

— Vous pourrez faire plus ample connaissance plus tard », intervint Degrandpré. Il s’adressa ensuite à Zoé : « Le Dr Hayes et son équipe examinent le matériel dont on projette l’archivage, avant qu’il soit transmis à la Terre. »

Zoé suivit de près l’échange entre Hayes et Degrandpré, essayant de comprendre les conflits sous-jacents. La liaison à particules jumelles vers la Terre était si étroite, si limitée en bande passante, qu’on se disputait avec acharnement les infos à transmettre. Elles devaient passer par une étape de triage dont Degrandpré était l’arbitre suprême. Il y avait donc là, face à face, Hayes, le directeur du projet Yambuku, qui résumait impatiemment le paquet de données de son groupe, et Degrandpré qui, affichant distance, ennui et scepticisme, jouait un rôle exaspérant de bureaucrate des Trusts. Il tripotait son stylet, croisait et décroisait les jambes, demandait régulièrement à Hayes de clarifier tel ou tel point pourtant évident dès le départ. « Montrez-moi les visuels », finit-il par dire. La transmission d’hologrammes et de photos coûtait particulièrement cher, mais elle remplaçait les échantillons biologiques et la presse en raffolait.