La pluie ne tombait plus mais octobre avait pris le temps en charge et un vent froid soufflait dans le ciel d’un bleu de pierre précieuse. Elle se réjouit d’avoir insisté pour que Tess enfile un pull. Elle-même avait choisi de revêtir un coupe-vent en vinyle, qui se révéla inefficace sur le long trajet à pied entre le parking de Hubble Plaza et l’entrée de l’aile est. La neige ne tardera pas, pensa Marguerite, et Noël non plus, une fois passé le cap fatidique de Thanksgiving. L’évolution des conditions météorologiques rendait la quarantaine bien plus perturbante, comme si l’air raréfié venu du Canada apportait isolement et inquiétude.
En attendant l’ascenseur, Marguerite aperçut son ex-mari Ray qui s’engouffrait dans la supérette du rez-de-chaussée, sans doute pour sa dose matinale de DingDong. Ray était un homme aux habitudes farouchement établies, l’une d’elles consistant à prendre des DingDong au petit déjeuner. Il se donnait un mal stupéfiant pour s’assurer de ne jamais manquer de ces gâteaux au chocolat fourrés à la crème, y compris en voyages d’affaires ou en vacances. Il en emportait dans un Tupperware dans ses bagages. Une journée sans DingDong accentuait ses pires défauts ; son irritabilité, ses petites crises de rage à la moindre frustration. Elle garda l’œil sur l’entrée de la supérette tandis que l’ascenseur descendait petit à petit du neuvième étage. Juste au moment où le carillon retentissait, Ray réapparut avec un petit sac à la main. Les DingDong, sûrement. Qu’il engloutirait, aucun doute à ce sujet, enfermé dans son bureau : il n’aimait pas qu’on le voie manger des sucreries. Marguerite l’imagina, un DingDong dans chaque main, grignotant comme un écureuil fou, des miettes tombant sur sa chemise blanche amidonnée et sa cravate sinistre. Elle entra dans l’ascenseur avec trois autres personnes et se dépêcha d’appuyer sur le bouton correspondant à son étage afin de provoquer la fermeture des portes avant que Ray ait le temps de se précipiter dans la cabine.
Le travail de Marguerite – même si elle l’adorait et s’était battue de toutes ses forces pour l’obtenir – lui donnait parfois l’impression d’être une voyeuse. Une voyeuse rémunérée et impartiale, certes, mais une voyeuse tout de même.
Elle n’avait pas eu ce sentiment à Crossbank, mais ses capacités y avaient été inexploitées : elle y avait passé cinq ans à extraire des détails botaniques d’études d’archives, le genre de travail de routine ingrat que n’importe quel étudiant de troisième cycle un peu futé aurait pu effectuer. Elle pouvait encore réciter les noms latins provisoires de dix-huit variétés de mattes bactériennes. Au bout d’un an, elle avait tellement l’habitude de voir l’océan sur HR8832/B qu’elle s’imaginait le sentir, avec ses niveaux quasi toxiques de chlore et d’ozone détectés par les relevés photochromatiques, une odeur aigre et plus ou moins grasse, comme celle d’un produit de débouchage. Elle n’était entrée à Crossbank qu’à l’instigation de Ray – il y occupait un poste administratif –, et avait refusé plusieurs mutations à Blind Lake, surtout parce que Ray n’accepterait pas de déménager.
Puis elle avait rassemblé tout son courage et engagé la procédure de divorce, après quoi elle avait accepté ce poste à Obs, pour découvrir alors que Ray s’était lui-même détaché à Blind Lake. Il s’y était même installé un mois avant la date de déménagement prévue pour Marguerite, s’y créant une place et sabotant sans doute la réputation de son ex-femme auprès des administrateurs principaux.
Elle y effectuait malgré tout le boulot pour lequel elle avait été formée et qu’elle convoitait : ce qui avait jamais existé de plus proche de l’astrozoologie.
Elle avança dans le labyrinthe constitué par les bureaux de l’équipe de support, dit bonjour aux employés, aux secrétaires et aux programmeurs et s’arrêta dans la cuisine pour remplir de café trop cuit et de mélange mi-crème mi-lait son mug, souvenir de Blind Lake, orné d’un homard. Elle alla ensuite s’enfermer dans son bureau.
Du papier couvrait sa table, du papier électronique encombrait son bureau virtuel : du travail en attente, pour l’essentiel de la vérification procédurale nécessaire mais longue, frustrante et fastidieuse. Elle pourrait cependant en effectuer une partie plus tard, chez elle.
Ce jour-là, elle voulait passer du temps avec le Sujet. Du temps brut, du vrai temps.
Elle ferma les stores, réduisit l’éclairage des microlampes au soufre serties dans le plafond et alluma le moniteur qui occupait l’intégralité du mur ouest de son bureau.
Bon minutage. La journée de dix-sept heures d’UMa47/E venait de commencer.
En ce début de matinée, le Sujet s’agitait sur sa paillasse à même le sol rocheux du terrier.
Comme d’habitude, des douzaines de petites créatures – parasites, symbiotes ou progéniture – détalèrent des mamelles à sang du Sujet auxquelles elles s’étaient nourries durant son sommeil. Ces petits animaux, de la taille d’une souris, multipèdes et au corps articulé de manière ondulante, disparurent dans les fentes au pied des parois de grès. Le Sujet s’assit puis se redressa de toute sa hauteur.
Les estimations donnaient au Sujet une hauteur d’environ deux mètres dix. Un spécimen certes impressionnant. (Dans son for intérieur, Marguerite en parlait comme d’un mâle mais n’aurait jamais osé émettre la moindre supposition sur son sexe dans un papier officiel. On ne savait absolument rien du sexe et de la stratégie de reproduction des extraterrestres.) De loin et à contre-jour, le Sujet, bipède et bilatéralement symétrique, aurait peut-être pu passer pour un humain. Mais la ressemblance s’arrêtait là.
Sa peau – il ne s’agissait pas d’un exosquelette comme le laissait croire ce ridicule surnom de « homard » – était robuste, rouge brun, avec un tégument à la texture granuleuse. À cause de cette peau dense gardant l’humidité, des fentes pulmonaires exposées sur la surface ventrale ainsi que de détails comme l’articulation multiple des membres ou les minuscules membres manipulateurs de nourriture sur le coté des mandibules, certains pensaient que le Sujet et ses semblables pouvaient être le résultat de l’évolution d’une espèce d’insecte. Un autre scénario représentait une souche d’invertébrés atteignant la taille et la mobilité des mammifères en enfouissant leur notocorde dans une colonne vertébrale chitineuse tout en remplaçant leur dure carapace par une peau épaisse mais flexible et plus légère. Mais peu de preuves étaient venues soutenir cette hypothèse ou les autres. L’exozoologie présentait déjà un certain nombre de difficultés, l’exopaléobiologie restait une science à l’état de rêve.
On voyait nettement le Sujet dans la lumière dispensée par la série d’ampoules incandescentes accrochées au plafond. Ces petites ampoules, plus proches de celles des guirlandes de Noël que des lampes normales, semblaient pour le reste ridiculement familières. Ce qu’elles étaient, avec leur filament en tungstène ordinaire, comme le leur avait appris la spectroscopie : une technologie rudimentaire, robuste. De temps en temps, d’autres aborigènes venaient remplacer les ampoules hors-service et vérifier l’absence de discontinuité ou d’irrégularités dans le câble de cuivre isolé. La ville se glorifiait d’une infrastructure de maintenance raffinée et fiable.
Le Sujet ne s’habilla pas. Il ne se nourrit pas non plus : on ne l’avait jamais vu en train de manger là où il passait ses nuits. Il prit le temps d’évacuer un déchet liquide par un trou dans le sol. L’épais liquide verdâtre ruissela d’un orifice de son abdomen inférieur. Bien entendu, aucun son n’accompagnait ces images, mais l’imagination de Marguerite lui fournit éclaboussure et gargouillements.