Выбрать главу

Elle se rappela que tout ceci avait pris place cinquante ans auparavant, ce qui amoindrit son sentiment d’intrusion. Elle ne parlerait jamais à cette créature, n’interagirait jamais avec elle de quelque façon que ce soit : cette image, aussi mystérieuse que soit son trajet, était selon toute probabilité limitée à la vitesse de la lumière. Cinquante et une années-lumière séparaient l’étoile parente 47 Ursa Majoris de la Terre.

(De même, si quelqu’un ailleurs dans la galaxie l’observait elle, elle aurait trouvé refuge dans sa tombe bien avant que ses observateurs puissent tenter d’interpréter ses fonctions d’excrétion.)

Le Sujet quitta sans préambule son terrier. Il marchait sur deux jambes d’une manière qui semblait bizarre selon les critères humains, mais qui couvrait le sol avec efficacité. Cette partie de la journée pouvait s’avérer intéressante. Le Sujet occupait toutes ses matinées à peu près de la même manière : il allait assembler des pièces de machines à l’usine – mais prenait rarement deux fois le même itinéraire pour se rendre au travail. On avait réuni un nombre suffisant d’éléments pour penser qu’il s’agissait là d’un impératif culturel ou biologique (ce qui signifiait que la plupart des autres agissaient de la même manière que lui), peut-être un instinct atavique pour éviter les prédateurs. Dommage, Marguerite aurait préféré y penser comme à une idiosyncrasie du Sujet, à une préférence individuelle, à un choix manifeste.

De toute manière, le programme d’observation suivait le Sujet d’une manière précise et prévisible. Lorsque le Sujet se déplaçait, le point de vue apparent (la « caméra virtuelle », comme l’appelait Acquisition d’Image) le suivait à distance constante. Le Sujet occupait le milieu de l’écran, mais on voyait son monde autour de lui pendant ses déplacements. Il marchait avec ses congénères dans les couloirs à éclairage par incandescence de son terrier, et tout le monde avançait dans la même direction, comme dans des passages à sens unique, mais dont le sens varierait de jour en jour. Au sein d’une foule, Marguerite avait appris à reconnaître le Sujet non seulement grâce à sa position centrale à l’écran (il lui arrivait d’être masqué un instant), mais aussi grâce à ses épaules rondes et à la couleur jaune-orange vif de sa crête dorso-crânienne.

Elle aperçut la lumière du jour en passant devant des balcons et des rotondes ouverts sur l’extérieur. Le ciel était ce jour-là d’un bleu poudreux. Homardville avait reçu la plus grande partie de sa pluie durant la saison modérément froide, et c’était maintenant le cœur de l’été, au beau milieu du long flirt du soleil avec la latitude sud. La planète avait une légère inclinaison axiale mais une très longue orbite autour de son étoile : l’été dans la ville du Sujet durerait encore deux ans terrestres.

En été, le ciel se voyait plus souvent obscurci par de la poussière que par des nuages de pluie. UMa47/E était plus sèche que la Terre : comme Mars, elle pouvait engendrer de vastes tempêtes de poussières électriquement chargées. Une fine poussière flottait en permanence dans l’atmosphère, et jamais le ciel n’avait la même transparence que sur Terre. Mais ce sera une journée calme, supposa Marguerite. Chaude, à en juger par l’épanouissement des cils rafraîchisseurs du Sujet. Le bleu crayeux du ciel avait atteint sa meilleure nuance. (Marguerite cligna des yeux et imagina, en Arizona ou au Nouveau-Mexique, des pueblos sur une falaise dans le soleil tranquille de midi.)

Le Sujet finit par sortir sur l’un des larges chemins extérieurs qui se déroulaient jusqu’au sol de la ville.

Les premiers relevés à haute altitude avaient identifié pas moins de quarante de ces grandes villes de pierre, et le double de villes nettement moins imposantes, éparpillées sur la surface d’UMa47/E. Marguerite gardait sur son bureau un globe de la planète du Sujet, avec les villes repérées et nommées par leurs seules latitude et longitude. (Personne ne voulait les baptiser de peur de sembler arrogant et anthropomorphique. « Homardville » n’était qu’un surnom, et on apprenait à l’éviter en présence d’administrateurs ou de journalistes.)

Peut-être même commettait-on une erreur d’attribution en appelant cette communauté une « ville ». Mais pour Marguerite, cela ressemblait à une ville, et elle aimait la regarder.

La ville comptait plus de mille ziggourats de grès, tous énormes. En descendant, le Sujet, dont la chambre se situait très haut dans cette structure particulière, permit à Marguerite de disposer d’une vue panoramique. Les tours se ressemblaient toutes beaucoup, spirales en coquille de nautile s’élevant de places à carreaux rouges, les structures industrielles se distinguant par les cheminées jaillissant de leur sommet et les flots de fumée claire ou sombre qui se dispersaient dans l’atmosphère immobile. D’un bout à l’autre de la ville, chemins externes et espaces dégagés s’emplissaient d’autochtones qui venaient de se réveiller. Le soleil, en avance rapide vers son zénith, expédiait des doigts de lumière jaune dans les canyons ouverts à l’est. Marguerite entrevit, au-delà de la ville, des terres agricoles irriguées et, plus loin, un maquis marron et un horizon déchiqueté par des montagnes distantes. (Et en fermant les yeux, elle voyait l’image rémanente en couleurs contraires, comme non filtrées par un milliard de dollars de technologie incompréhensible, comme si elle se trouvait là-bas en chair et en os, en train de respirer la légère atmosphère, les narines brûlées par la fine poussière.)

Le Sujet atteignit le sol et longea des bandes de lumière et d’ombre parallèles pour poursuivre son chemin en direction de la tour industrielle dans laquelle il passait ses journées.

Marguerite l’observait sans prêter attention à son travail de bureau. Elle ne figurait pas parmi les observateurs principaux et il n’y avait guère de chances qu’elle remarque quelque chose qui avait échappé aux cinq comités spécialisés. Son travail consistait à intégrer leurs observations, pas à se livrer aux siennes dans son coin. Mais cela pourrait attendre au moins le déjeuner. De toute manière, le blocus empêchait les agences extérieures de lire ses rapports. Elle était libre de regarder.

Libre, si elle le voulait, de rêver.

Elle prit son déjeuner à la cafétéria du personnel dans l’aile ouest de Hubble Plaza. Ray ne s’y trouvait pas, mais elle aperçut son assistante Sue Sampel en train de prendre du café à la caisse. Marguerite avait sincèrement pitié de Sue, même si elle ne l’avait rencontrée qu’une fois ou deux : elle savait de quelle manière Ray traitait ses subalternes. D’où le fort taux de renouvellement de son équipe à Crossbank. Sue devait déjà avoir demandé sa mutation. Ou le ferait sous peu. Marguerite la salua d’un geste, auquel Sue répondit d’un hochement de tête distrait.

Après le repas, Marguerite s’attela à sa paperasse. Elle passa au crible un rapport particulièrement intéressant du chef de l’équipe Physiologie qui avait introduit mille heures de vidéo dans un processeur graphique, marquant les parties mobiles du corps du Sujet et corrélant ses changements à la situation et à l’heure du jour. Cette approche avait produit de surprenantes quantités de données concrètes, qu’il faudrait diffuser à toutes les autres divisions par l’intermédiaire d’un bulletin d’information prioritaire dont la composition revenait à Marguerite. Dès que Bob Corso et Felice Kawakami de Physiologie reviendraient de la conférence de Cancun, elle leur demanderait de l’aider… Elle imaginait un résumé sous forme de listes à puces, avec des suggestions sur les suites à donner, aussi succinct que possible afin d’éviter que les divers chefs d’équipe se plaignent de crouler sous les données.