Elle garda le Sujet sur le panneau mural afin de pouvoir, en quittant des yeux son travail, voir le Sujet effectuer le sien. Le Sujet travaillait dans ce qui était presque à coup sûr une usine. Il se tenait debout devant un piédestal dans un vaste espace clos, illuminé par un projecteur. Des faisceaux de lumière similaires délimitaient des aborigènes tout aussi similaires, alignés par centaines derrière lui comme des colonnes phosphorescentes dans une caverne sombre. Le Sujet prenait des pièces modulaires (des mécanismes cylindriques non encore identifiés) dans un casier à côté de la colonne et les insérait dans des disques préperforés. Ces disques sortaient d’une cavité de son piédestal pour atteindre une plate-forme en hauteur dont ils redescendaient une fois complétés par le Sujet. Le cycle se répétait à peu près toutes les dix minutes. Le qualifier de monotone, songea Marguerite, repousserait les limites de l’euphémisme.
Mais quelque chose retint son attention.
Le Sujet restant à peu près à la même place, la caméra virtuelle avait tourné pour le représenter de face. Elle voyait le visage du Sujet, austère dans la lumière venue d’en haut. Si toutefois on pouvait parler de visage. Certains le trouvaient horrible, mais à tort, bien entendu, c’était juste quelque chose d’extrêmement peu familier. Choquant à première vue parce qu’on en reconnaissait certaines parties (les yeux, par exemple, nichés au milieu d’os comme les yeux humains, mais entièrement blancs) tandis que d’autres (les bras d’alimentation, les mandibules) rappelaient les insectes ou vous restaient étrangères. On apprenait toutefois à transcender ces premières impressions pénibles. Plus dérangeante était l’incapacité à voir au-delà. À en voir la signification. Les humains étaient câblés pour reconnaître la manifestation d’une émotion humaine sur un visage humain et un chercheur un tant soit peu compétent pouvait parvenir à comprendre les expressions des grands singes ou des loups. Le visage du Sujet défiait quant à lui l’interprétation.
Ses mains, en revanche…
Car il s’agissait bel et bien de mains, semblables d’ailleurs à un point troublant à celles des humains, avec leurs trois longs doigts flexibles et leur protubérance osseuse fixe sur le poignet en guise de « pouce ». On en reconnaissait aussitôt toutes les parties et on n’avait aucun mal à les imaginer attraper un objet. Elles bougeaient avec agilité, d’une manière familière.
Marguerite les observa à l’œuvre.
Elles tremblaient, non ?
Marguerite eut l’impression que les mains du Sujet tremblaient.
Elle transmit une petite note à l’équipe Physiologie :
Tremblement des mains du Sujet ? Ça y ressemblait (aujourd’hui 15h30 sur les canaux directs). Me tenir au courant. M.
Puis elle se remit au travail. Cela lui plaisait, quelque part, de taper sur son clavier en ayant l’image du Sujet au-dessus de l’épaule. Comme s’ils travaillaient ensemble. Comme si elle avait de la compagnie. Comme si elle avait un ami.
Elle récupéra Tess en rentrant à la maison.
Lorsqu’elle avait gym, Tess sortait toujours de l’école avec le chemisier boutonné de travers ou les lacets pas attachés. Ce jour-là ne fit pas exception. Mais comme elle semblait d’humeur taciturne et se recroquevillait sur le siège passager pour se protéger de la froideur de l’automne, Marguerite s’abstint de tout commentaire sur sa tenue. « Tout va bien ?
— Je crois, répondit Tess.
— D’après ce que j’ai entendu dire, les canaux de données sont encore HS. Pas de vidéo ce soir.
— On regarde La Cité du Soleil, le lundi.
— Oui, mais pas ce soir, chérie.
— J’ai un livre à lire, dit spontanément Tess.
— Très bien. Quel genre de livre ?
— Un truc sur l’astronomie. »
Une fois à la maison, Marguerite prépara le dîner pendant que Tess jouait dans sa chambre. Le dîner consistait en un poulet surgelé acheté à l’épicerie de Blind Lake. Quelconque mais pratique et à la portée des talents culinaires limités de Marguerite. Le poulet tournait dans le microcuiseur lorsqu’elle sentit son téléphone vibrer.
Elle piocha le micro dans sa poche de poitrine. « Oui ?
— Madame Hauser ?
— Elle-même.
— Désolé de vous déranger si près de l’heure du dîner. Bernie Fleischer à l’appareil… le professeur principal de Tessa.
— Ah oui. » Marguerite masqua son soudain malaise. « On s’est vus en septembre.
— Je me demandais s’il vous serait possible de passer me voir dans la semaine.
— Un problème avec Tess ?
— Pas à proprement parler. Je me disais juste que nous devrions garder le contact. Nous pourrons discuter de tout cela en détail lors de notre entrevue. »
Marguerite fixa une date et rangea le téléphone dans sa poche.
Je vous en prie, pensa-t-elle. Faites que ça ne recommence pas.
Six
Le collège finissait tôt, le mercredi.
La cloche sonnait à 13h30 pour permettre aux enseignants de tenir des réunions d’un genre ou d’un autre. M. Fleischer leur avait parlé des zones marécageuses, de géographie, des différentes espèces d’oiseaux et d’animaux vivant dans la région, et Tess, même si elle avait passé le plus clair de son temps à regarder par la fenêtre, l’avait écouté avec attention. Blind Lake (le lac, pas la ville) semblait fascinant, du moins de la manière dont M. Fleischer le décrivait. Il avait parlé de la couche de glace qui recouvrait cette partie du globe des milliers et des milliers d’années auparavant. Ce qui en soi était plutôt intrigant. Bien sûr, Tess avait déjà entendu parler de la période glaciaire, mais sans bien réaliser que cela s’était produit ici ; que le sol juste sous les fondations de l’établissement avait autrefois été enfoui sous une incroyable masse de glace, que les glaciers avaient poussé les roches et le sol devant eux comme d’immenses bulldozers et qu’en se retirant, ils avaient rempli déclivités et dépressions d’une eau antédiluvienne.
La journée était fraîche et nuageuse mais ni pluvieuse ni désagréable. Voyant devant elle l’après-midi comme un cadeau non encore ouvert, Tess décida de visiter les zones marécageuses, le Blind Lake originel. Elle croisa dans la cour de récréation Edie Jerundt à qui elle proposa de l’accompagner. Edie, qui jouait au spirobole, fronça les sourcils en disant : « Naan. » La balle tinta faiblement contre le poteau de métal. Tess haussa les épaules et s’éloigna.
M. Fleischer leur avait dit qu’il y avait eu de la glace à cet endroit, dix mille ans plus tôt. Dix mille étés de plus en plus froids, si on s’imaginait remonter dans le temps vers les glaciers. Dix mille hivers s’enchaînant sans interruption. Elle se demanda à quoi le monde ressemblait lorsqu’il commençait juste à se réchauffer, avec les glaciers battant en retraite, dénudant la terre (« moraine de fond, avait dit M. Fleischer, moraine de fond ondulée quoi que cela puisse vouloir dire). La glace qui emportait le sol puis le lâchait, bloquant les vallées à substrat rocheux, remplissant de boue les nouvelles rivières et formant de la terre pour les prairies. Peut-être tout avait-il alors une odeur de printemps, se dit Tess. Peut-être cette odeur avait-elle persisté des années, odeur de gadoue, de pourriture et de nouvelles choses qui poussent.
Et bien avant ça, avant la période glaciaire, y avait-il eu un automne global ? Il fallait qu’il y en ait eu un. Tess n’en doutait pas. Un monde entier exactement comme aujourd’hui, imagina-t-elle, avec un peu de givre le matin et l’haleine qui se condensait devant vos lèvres quand on allait à l’école à pied.