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Sept

Le mercredi matin, Sébastian Vogel rejoignit Chris à l’une des minuscules tables de fortune installées dans la cafétéria du centre communautaire.

On fournissait sans frais aux pensionnaires involontaires un petit déjeuner de croissants, d’œufs brouillés trop liquides, de jus d’orange et de café. Chris commença par le café. Il lui fallait un peu de réconfort neurochimique avant même de jeter un coup d’œil sur la table chaude.

Sébastian arriva d’un pas tranquille et lâcha un exemplaire de Dieu le vide quantique sur la table. « Élaine m’a dit que vous étiez curieux de le lire. Je vous l’ai dédicacé. »

Chris s’efforça de paraître reconnaissant. Le livre était une édition de qualité, imprimée sur du vrai papier et relié en cahiers, aussi solide qu’une brique et à peu près aussi lourd. Il imagina Élaine réprimer un sourire en disant à Sébastian à quel point Chris « tenait » à le lire. Sébastian devait se balader dans Blind Lake avec une valise pleine de ses bouquins, comme pour une tournée de promotion.

« Merci, dit Chris. Je vous dois un des miens.

— Inutile. J’ai téléchargé un exemplaire de Réponses pondérées quand on avait encore une connexion. Élaine le recommandait avec beaucoup de chaleur. »

Chris essaya d’imaginer un moyen de rendre la monnaie de sa pièce à Élaine. Peut-être en assaisonnant ses céréales de strychnine.

« Elle semble penser, continua Sébastian, que ce problème de sécurité pourrait nous avantager. »

Chris feuilleta le livre de Vogel en parcourant les titres de chapitres. « Emprunter Dieu, lut-il. Pourquoi les gènes font-ils les esprits où ils les trouvent. » Cette pernicieuse esperluette. « Nous avantager de quelle manière ?

— On voit l’institution en situation de crise. Surtout si le blocus se poursuit longtemps. Élaine dit qu’on arrivera à contourner la machine à relations publiques d’Ari Weingart et à parler à de vrais gens. À voir un côté de Blind Lake jamais exploré par la presse. »

Elle avait raison, bien entendu, et pour une fois Chris avait de l’avance sur elle. Cela faisait deux jours qu’il interviewait les ouvriers bloqués sur place pour recueillir leurs impressions.

Il n’avait pas eu besoin des encouragements d’Élaine durant leur dîner au Sawyer’s. Il savait très bien que, selon toute probabilité, il se trouvait face à sa dernière chance de sauver sa carrière de journaliste. Restait à savoir s’il voulait saisir cette chance, Comme l’avait aussi souligné Élaine, d’autres options s’ouvraient à lui. L’alcoolisme ou la toxicomanie, par exemple, qu’il avait côtoyés d’assez près pour en comprendre l’attrait. Il pouvait également accepter un emploi de rédacteur de publicités ou de manuels techniques et avancer ainsi incognito jusque dans une cinquantaine paisible et respectable. Il ne serait pas le premier adulte à devoir revoir ses aspirations à la baisse et ne se sentait pas à plaindre pour cela.

Cette mission à Crossbank et Blind Lake était arrivée comme un rêve d’enfance trop longtemps différé. Un rêve éculé. Il avait grandi dans l’amour de l’espace, avait chéri les premières images des interféromètres optiques de la Nasa et d’Eurostar – des images préliminaires et grossières incluant les deux géantes gazeuses du système UMa47 (toutes deux avec d’énormes et complexes systèmes d’anneaux) et une tache alléchante : une planète rocheuse à l’intérieur de la zone habitable de l’étoile.

Ses parents avaient laissé libre cours à son enthousiasme sans jamais vraiment le comprendre. Seule sa petite sœur Portia voulait bien l’écouter en parler, et elle considérait ces discussions de la même manière que les histoires pour s’endormir. Tout était une histoire, du point de vue de Portia. Elle aimait l’écouter parler de ces mondes distants qu’on pouvait visualiser depuis peu, mais exigeait toujours de lui qu’il aille au-delà des faits établis. Y avait-il des gens sur ces planètes ? À quoi ressemblaient-ils ?

« On ne sait pas, lui répondait-il. Ils n’ont pas encore découvert ça. » Portia faisait une moue de déception – il n’avait qu’à inventer quelque chose – mais Chris avait acquis ce qu’il considérerait plus tard comme un respect journalistique pour la vérité. Si vous compreniez les faits, ceux-ci n’avaient nul besoin d’embellissement : ils étaient merveilleux en eux-mêmes et leur véracité les rendait encore plus fascinants.

Puis le signal de l’interféromètre de la Nasa avait commencé à faiblir et les nouvelles installations O/BEC, des ordinateurs quantiques sur lesquels tournaient des réseaux neuronaux adaptatifs dans une architecture organique ouverte, furent mobilisées pour extraire du bruit les dernières gouttes de signal. Bien entendu, elles avaient fait davantage. Par leurs analyses de Fourier récursives de plus en plus poussées, elles avaient d’une manière ou d’une autre dérivé une image optique même après que les interféromètres eux-mêmes avaient cessé de fonctionner. L’appareillage analytique avait remplace le télescope qu’il était censé assister.

Chris passait sa dernière année chez lui quand les premières images de HR8832/B furent transmises aux médias. Sa famille n’y avait prêté que peu d’attention. Portia, à cette époque-là une adolescente joyeuse ayant découvert la politique, se sentait frustrée qu’on ne l’autorise pas à aller à Chicago protester contre l’inauguration du Commonwealth Continental. Ses parents s’étaient l’un après l’autre réfugiés dans leurs univers de poche – son père dans le travail du bois et l’Église presbytérienne, sa mère dans une vie de bohème tardive marquée de rencontres Mensa, de blouses de madras, de fêtes parapsychiques et d’écharpes afghanes.

Et même s’ils s’étaient émerveillés des images de HR8832/B, ils ne les avaient pas vraiment comprises. Comme la plupart des gens, ils n’arrivaient pas à se représenter l’immensité de la distance les séparant de la planète, ni ce que cela signifiait d’orbiter autour d’une « autre étoile », ni pourquoi ses paysages marins étaient jolis plus que d’une manière abstraite, ni enfin pourquoi on parlait autant d’un endroit que nul ne pouvait visiter.

Chris avait été saisi d’une envie éperdue de leur expliquer. Une autre impulsion journalistique naissante. La beauté et l’importance de ces images étaient transcendantes. Cet exploit marquait l’apothéose de la lutte que l’humanité menait depuis dix millénaires contre l’ignorance. Il rachetait les inquisiteurs de Galilée et le bûcher de Giordano Bruno. C’était une perle sauvée des décombres de l’esclavage et de la guerre.

C’était aussi une merveille d’un jour, une bulle médiatique, une source de revenus temporaire pour l’industrie du gadget. Dix ans avaient passé, l’effet O/BEC s’était avéré difficile à comprendre et à reproduire, Portia avait disparu, et la première tentative de Chris pour faire du journalisme sur la longueur d’un livre avait tourné au désastre. La vérité était une matière première difficile à vendre. Même à Crossbank, même à Blind Lake, le discours scientifique avait pour ainsi dire sombré dans des chamailleries intestines sur les images cibles et leur interprétation.

Et pourtant, Chris était là. Désabusé, désorienté et dans la merde, mais avec une dernière chance de dénicher cette perle et de la partager. Une chance de réimplanter la beauté et l’importance qui l’avaient autrefois ému presque jusqu’aux larmes.

Il regarda Sébastian Vogel installé en face de lui, de l’autre côté de la table en plastique tachée. « Qu’est-ce qu’il signifie pour vous, cet endroit ? »