Elle frappa à la porte entrouverte de la salle 130, celle de M. Fleischer. Il lui fit signe d’entrer et se leva pour lui serrer la main.
Elle ne doutait pas que M. Fleischer était un excellent enseignant. Blind Lake étant une institution fédérale de premier plan, la présence d’un système scolaire lui aussi de premier plan figurait parmi les avantages décisifs des emplois offerts. Marguerite était sûre que M. Fleischer disposait de références impeccables. Il avait même l’air d’un bon professeur, ou du moins du genre de ceux à qui on pouvait se confier sans problème : grand, les yeux plutôt doux, bien habillé mais sans ostentation, avec une barbe soignée et un sourire généreux. Il vous serrait la main avec fermeté mais pas trop fort.
« Bienvenue », dit-il. Il avait apporté dans la salle meublée de bureaux pour enfants deux chaises aux dimensions parentales. « Asseyez-vous. »
Marrant comme tout cela me met mal à l’aise, songea Marguerite.
Fleischer jeta un coup d’œil à ses notes. « Content de vous rencontrer. Ou de vous revoir, devrais-je dire, puisqu’on s’est rencontrés à l’orientation de Tessa. Vous travaillez au département Observation et Interprétation ?
— En fait, je le dirige. »
Les sourcils de Fleischer se soulevèrent un instant. « Vous êtes là depuis août ?
— Tess et moi avons emménagé ici en août, oui.
— Mais le père de Tessa est arrivé un peu avant, je crois ?
— En effet.
— Vous êtes séparés ?
— Divorcés », répondit aussitôt Marguerite. Était-ce de la paranoïa de sa part, où Ray en avait-il déjà discuté avec Fleischer ? Ray disait toujours « séparés », comme pour réduire le divorce à une brouille temporaire. Et cela était typique de lui de décrire Marguerite comme « travaillant à Interprétation » au lieu d’admettre qu’elle dirigeait le département. « Nous avons la garde partagée, mais c’est moi qui m’occupe de Tess la plupart du temps.
— Je vois. »
Ray n’avait peut-être pas mentionné cela non plus. Fleischer marqua un temps d’arrêt et ajouta une note dans son dossier. « Désolé de vous paraître indiscret. Je cherche juste à me faire une idée de la situation de Tess à la maison. Elle a quelques ennuis ici au collège, comme vous le savez sûrement. Rien de grave, mais ses notes ne sont pas à la hauteur de nos espérances et elle semble un peu… comment dire… un peu vague en classe.
— Le déménagement…, commença Marguerite.
— … a eu une influence, je n’en doute pas. C’est un peu comme dans une base militaire, ici. Il y a tout le temps des familles qui arrivent ou qui s’en vont, et ça pèse sur les enfants. Surtout que les gamins peuvent se montrer durs avec leurs nouveaux camarades. J’en ai été témoin bien trop souvent. Mais concernant Tessa, mes inquiétudes vont un peu plus loin. J’ai jeté un coup d’œil sur son dossier à Crossbank. »
Ah, pensa Marguerite. Eh bien, il fallait s’y attendre. Rabâchons. « Tess a eu quelques problèmes au printemps. Mais tout ça, c’est terminé.
— Cela se passait pendant le divorce ?
— Oui.
— Elle consultait un thérapeute, à ce moment-là, je crois ?
— Oui, le docteur Leinster à Crossbank.
— Est-elle suivie en ce moment ?
— Ici, à Blind Lake ? » Marguerite secoua la tête d’un air résolu. « Non.
— L’avez-vous envisagé ? Nous avons parmi le personnel de quoi vous fournir une assistance d’excellente qualité, vraiment.
— Je n’en doute pas. Je ne pense pas que ce soit nécessaire. »
Fleischer marqua un nouveau temps d’arrêt. Il tapota son bureau avec son crayon. « À Crossbank, Tess a eu une espèce d’épisode hallucinatoire, exact ?
— Non, M. Fleischer, c’est faux. Tess souffrait de la solitude et parlait toute seule. Elle avait une amie imaginaire qu’elle avait baptisée la Fille-Miroir, et elle n’arrivait pas toujours à faire la différence entre la réalité et son imagination. C’est un problème, oui, mais pas une hallucination. On l’a examinée pour déterminer si elle souffrait d’épilepsie du lobe temporal ou d’une douzaine d’autres problèmes neurologiques. Tous ces examens ont donné des résultats négatifs.
— Son dossier précise qu’on lui a diagnostiqué…
— Un syndrome d’Asperger, oui, mais ce n’est pas un état si rare que cela. Elle a quelques tics, elle a été en retard au niveau de l’apprentissage de la langue et elle n’est pas très douée pour se faire des amis, mais on sait cela depuis des années. Elle se sent seule, oui, et je crois que cela a contribué à ce problème de Crossbank.
— Je crois qu’elle se sent seule ici aussi.
— Sûrement. Oui, seule et désorientée. Mettez-vous à sa place. Des parents divorcés, un déménagement, et toutes les cruautés habituelles que subit un enfant de son âge. Je sais déjà tout cela. Je m’en rends compte tous les jours. Je le vois dans son langage corporel, dans son regard.
— Et vous ne pensez pas qu’une thérapie pourrait l’aider à surmonter cela ?
— Sans vouloir paraître méprisante, la thérapie n’a pas eu beaucoup de succès. Tess a pris de manière irrégulière de la Ritaline et une flopée d’autres médicaments, dont aucun ne lui a fait le moindre bien. Au contraire. Cela devrait figurer aussi dans son dossier.
— Qui dit thérapie ne dit pas forcément médicaments. Parfois, parler suffit.
— Sauf que ça n’a pas aidé Tess. Ça a même plutôt eu tendance à la faire se sentir plus unique, plus seule, plus opprimée.
— C’est elle qui vous l’a dit ?
— Elle n’en a pas eu besoin. » Marguerite s’aperçut qu’elle avait les paumes moites. Et sa voix s’était tendue. Tes gémissements défensifs, comme Ray les appelait. « Où voulez-vous en venir, M. Fleischer ?
— Une fois encore, désolé si je vous semble indiscret. J’aime en savoir un peu plus long sur les antécédents de mes élèves, surtout quand ils ont des problèmes. Je pense que cela me permet d’être un meilleur enseignant. J’imagine que cela me donne aussi l’air inquisiteur. Je vous fais mes excuses.
— Je sais que Tess traîne un peu à l’écrit, mais…
— Elle vient en classe, mais il y a des jours où elle est… comment dire… émotionnellement absente. Elle regarde par la fenêtre. Il arrive que je l’appelle sans qu’elle réagisse. Elle se murmure des choses. Cela ne la rend pas particulière, encore moins perturbée, mais cela complique l’enseignement en ce qui la concerne. Je veux juste vous dire que nous pouvons peut-être vous aider.
— Ray est venu ici, n’est-ce pas ? »
M. Fleischer cilla. « J’ai parlé à votre mari – à votre ex mari – une ou deux fois, mais cela n’a rien d’inhabituel.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Que je la néglige ? Qu’elle se plaint de la solitude quand elle est avec moi ? »
Fleischer ne répondit pas, mais ses yeux écarquillés le trahirent. Coup au but. Salaud de Ray !