« Écoutez, dit Marguerite, je suis sensible à votre inquiétude, et je la partage, mais il faut que vous sachiez une chose : Ray ne se satisfait pas des arrangements sur la garde de Tessa et ce n’est pas la première fois qu’il essaye de me piéger, de me faire passer pour une mauvaise mère. Laissez-moi deviner : il est venu ici vous dire que cela le gênait beaucoup de devoir soulever le problème, mais qu’il se faisait du souci pour Tess, avec tous ces problèmes à Crossbank, elle ne recevait peut-être pas l’attention qu’il fallait de la part de ses parents, qu’en fait elle lui avait dit une ou deux choses qui… c’est ça, dans les grandes lignes ? »
Fleischer leva les mains. « Je ne peux m’impliquer dans ce genre de discussion. J’ai dit au père de Tessa les mêmes choses qu’à vous.
— Ray a une idée derrière la tête, M. Fleischer.
— C’est Tess qui me préoccupe.
— Eh bien… » Marguerite résista à l’envie de se mordre la lèvre. Comment cela avait-il pu si mal tourner ? Fleischer la regardait désormais avec un air soucieux et patient, condescendant, mais c’était un enseignant de sixième, après tout, et peut-être ces yeux écarquillés et ces sourcils froncés ne constituaient-ils qu’un réflexe de défense, un masque qui se mettait en place à chaque confrontation avec un enfant hystérique. Ou un parent hystérique. « Vous savez, je… il va sans dire que je suis prête à tout pour aider Tess, pour l’aider à se concentrer sur son travail scolaire…
— Sur le fond, dit Fleischer, je pense que nous sommes sur la même longueur d’onde. Tess a pas mal manqué l’école à Crossbank… Nous ne voulons pas que cela se reproduise.
— Non. En aucun cas. En toute franchise, je ne pense pas que cela se reproduira. » Elle ajouta en espérant ne pas sembler trop manifestement désespérée : « Je peux lui parler, lui demander de travailler davantage ses devoirs, si vous pensez que cela peut être utile.
— Ça pourrait. » Fleischer hésita, puis : « Tout ce que je veux dire, Marguerite, c’est que vous et moi devons garder l’œil ouvert, en ce qui concerne Tess. Empêcher les ennuis de se produire.
— J’ai les yeux grands ouverts, M. Fleischer.
— Tant mieux. C’est le plus important. Au cas où je penserais nécessaire qu’on en reparle, me permettez-vous de vous appeler ?
— Bien entendu », dit Marguerite, ridiculement reconnaissante que l’entrevue semble toucher à sa fin.
Fleischer se leva. « Merci de m’avoir consacré du temps, et j’espère ne pas vous avoir effrayée.
— Pas du tout. » Un horrible mensonge.
« Ma porte est toujours ouverte, si vous avez des inquiétudes de votre côté.
— Merci. Je vous en suis reconnaissante. »
Elle se précipita vers la porte de l’établissement, au bout du couloir, comme si elle quittait le lieu d’un crime. Je n’aurais pas dû mentionner Ray, se dit-elle, mais ses empreintes digitales traînaient sur toute la rencontre, et quelle habile mise en scène de sa part… et comme cela lui ressemblait de se servir des problèmes de Tessa comme arme.
À moins, songea Marguerite, que je me fasse des illusions. À moins que les problèmes de Tessa soient plus graves qu’un simple trouble bénin de la personnalité, à moins que tout ce cirque à Crossbank soit sur le point de se reproduire… Elle ferait n’importe quoi pour aider Tess à franchir ce cap difficile, si seulement elle savait comment l’aider, mais l’indifférence réfractaire de Tess s’avérait presque impossible à briser… surtout en présence d’interférences générées par Ray avec ses manipulations psychologiques et ses tentatives de se positionner en vue d’une hypothétique bataille juridique sur la garde de Tess.
Ray, qui voyait en chaque conflit une guerre et n’arrivait pas à échapper à sa crainte de perdre.
Marguerite sortit dans l’air automnal. L’après-midi avait gagné de manière spectaculaire en fraîcheur, et les nuages au-dessus de sa tête s’étaient rapprochés, ou du moins la longue lumière du soleil en donnait-elle l’impression. La brise, glaciale, était malgré tout la bienvenue après la chaleur oppressante de la salle de classe.
Au moment où elle se glissait dans sa voiture, elle entendit le hurlement des sirènes. Elle s’approcha avec précaution de la sortie et s’y arrêta le temps de laisser passer un véhicule de la sécurité de Blind Lake. Il semblait foncer vers le portail sud.
Neuf
Sue Sampel, l’assistante personnelle de Ray Scutter, tapa à sa porte pour lui rappeler qu’il avait rendez-vous avec Ari Weingart dans vingt minutes. Ray leva les yeux d’une pile de papiers imprimés. « Merci, je sais, répliqua-t-il en pinçant les lèvres.
— Et avec le type de la Sécurité civile à 16 heures.
— Je sais lire mon planning, merci.
— D’accord », dit Sue. Va te faire foutre aussi. Ray n’était pas de bonne humeur, ce mercredi-là, même si elle ne l’avait jamais vu d’humeur agréable et légère. Elle le supposa irrité par le blocus, comme tout le monde. Elle comprenait le besoin de sécurité, elle acceptait même l’idée qu’il puisse s’avérer nécessaire (encore que Dieu seul savait pourquoi) d’empêcher jusqu’aux communications téléphoniques avec l’extérieur du périmètre. Mais si cela durait encore un peu, les gens allaient vraiment commencer à en avoir plein le dos. Beaucoup avaient déjà commencé. Les journaliers, bien entendu, qui avaient une vie (conjoints, enfants) hors du campus de Blind Lake. Mais aussi les résidents permanents. Sue elle-même, par exemple. Elle vivait à Blind Lake, mais sortait avec des étrangers au campus et tenait beaucoup à recevoir ce capital deuxième coup de fil de l’homme qu’elle venait de rencontrer dans un groupe de célibataires laïques de Constance, un vétérinaire de son âge, quarante à cinquante ans, à la calvitie naissante et au regard doux. Elle l’imaginait le téléphone à la main regarder d’un air triste tous les messages PAS DE SIGNAL ou SERVEUR INDISPONIBLE et finir par renoncer à elle. Encore une occasion perdue. Au moins, cette fois, elle n’aurait rien à se reprocher.
Ari Weingart entra dans le bureau pile à l’heure du rendez-vous. Ce bon vieil Ari : poli, drôle, et même ponctuel. Un saint.
« Le patron est là ? demanda Ari.
— Par bonheur ou par malheur. Je vais l’informer de votre arrivée. »
Ray Scutter se laissait souvent distraire par la vue qu’il avait de sa fenêtre, au sud du cinquième étage de Hubble Plaza. En général, le flot de circulation entrant ou sortant de Blind Lake ne cessait jamais. Ces derniers temps, il n’y en avait eu aucun, et le blocus avait donné à sa fenêtre un air statique, rendu le paysage derrière la clôture aussi vierge que du papier d’emballage, sans autre mouvement que celui des ombres des nuages et une volée d’oiseaux de temps à autre. Si on regardait ce paysage assez longtemps, il commençait à sembler aussi inhumain que celui d’UMa47/E. Rien qu’une autre image importée. Tout était surface, n’est-ce pas ? À deux dimensions.
Le blocus avait généré un certain nombre de problèmes irritants, le pire étant que lui, Ray, semblait devenu l’autorité civile la plus haute du campus.
Sa position dans la hiérarchie n’avait rien de mirobolant. Mais la conférence annuelle du National Science Institute sur l’astrobiologie et la science exoculturelle s’était tenue le week-end précédent à Cancun. Une énorme délégation d’universitaires et d’administrateurs de haut rang avait mis ses maillots de bain dans ses valises et quitté Blind Lake la veille du blocus. Enlevez ces noms-là de l’organigramme et il ne restait que Ray Scutter à flotter comme un ballon au-dessus des divers responsables de département.