— Étudiez cette solution », ordonna Ray, qui ajouta après un instant de réflexion : « Dressez une liste de volontaires, mais apportez-la moi avant de leur en parler. Et il faudra établir un inventaire des journaliers et des invités pour aller avec. »
Ils abordèrent d’autres points – de menus détails faciles à déléguer, pour la plupart, tous fondés sur une hypothèse que Ray n’arrivait pas à prendre au sérieux : celle d’un blocus prolongé. Un mois comme ça ? Trois mois ? Inimaginable. Une seule chose tempérait sa certitude : le fait indéniable que le blocus avait déjà trop duré.
Sue Sampel frappa discrètement à la porte pendant la récapitulation finale de Weingart. « Nous n’avons pas terminé », cria Ray.
Elle passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Je sais, mais…
— Si Shulgin est là, il peut attendre un peu.
— Il n’est pas là, mais il a appelé pour annuler. Il est parti au portail sud.
— Au portail sud ? Qu’est-ce qu’il y a de si important là-bas, bordel ? »
Elle eut un sourire exaspérant. « Il a dit que vous comprendriez en regardant par la fenêtre. »
L’énorme dix-huit roues – d’un noir de poudre et lourdement blindé – avançait au ralenti comme un immense cloporte sur la route menant à Blind Lake, craintif malgré ses multiples couches de protection. À l’endroit où aurait dû se trouver le conducteur, on ne voyait qu’un cône épointé équipé de capteurs. Le camion lisait la route et estimait sa position à l’aide de transpondeurs embarqués et de coordonnées GPS. Il n’y avait pas de conducteur humain. Le camion se conduisait lui-même.
Le temps qu’Élaine et Chris atteignent le portail sud, la route était déjà bondée de journaliers, d’employés de bureau et d’un groupe de collégiens. Deux fourgonnettes de la Sécurité civile s’arrêtèrent et dégorgèrent une douzaine d’hommes en uniforme gris qui entreprirent de faire reculer la foule à ce qui leur paraissait une distance de sécurité.
La clôture entourant le périmètre intérieur de Blind Lake était un « dispositif de confinement » dernier cri, d’après ce qu’Élaine avait expliqué à Chris. Poteaux d’alliage renforcé profondément enfoncés dans le sol, chaînes et maillons en composite carbone plus résistant que l’acier, leurs surfaces exposées plus glissantes que du Téflon et bourrées de capteurs, le tout surmonté d’une double épaisseur de barbelés tranchants inclinés à quatre-vingt-dix degrés. L’ensemble pouvant être électrifié à une tension fatale.
Le portail barrant la route pouvait s’ouvrir sur un signal émis par le poste de garde ou par un transpondeur crypté. Le poste de garde consistait quant à lui en un blockhaus en béton avec des meurtrières, solide comme le substrat rocheux mais à ce moment-là vide : on avait retiré la garde à la mise en place du blocus.
Chris se faufila au premier rang de la foule, les mains d’Élaine sur les épaules. Ils finirent par arriver contre les barrières qu’imposaient les types de la sécurité. Élaine montra une voiture qui venait de s’arrêter : « Ce ne serait pas Ari Weingart ? Et je crois que c’est Raymond Scutter, avec lui. »
Chris mémorisa son visage. Ray Scutter était un personnage intéressant. Quinze ans plus tôt, il avait figuré parmi les critiques les plus en vue de l’astrobiologie, « la science où on prend ses rêves pour la réalité ». La déception martienne avait nettement augmenté la crédibilité du point de vue défendu par Ray, du moins jusqu’à ce que les Découvreurs de Planètes Terrestres commencent à produire des résultats intéressants. Les percées de Crossbank/Blind Lake avaient donné à son pessimisme un air de myopie mesquine, mais Ray Scutter avait survécu en mêlant une élégante marche arrière à un enthousiasme de converti. Ses contributions vraiment pertinentes à la première vague d’études géologiques et atmosphériques avaient non seulement sauvé sa carrière, mais lui avaient permis de progresser dans la bureaucratie jusqu’à d’importants emplois administratifs à Crossbank puis Blind Lake. Ray Scutter ferait un sujet intéressant, songea Chris. On le disait toutefois difficile à approcher, et ses déclarations publiques étaient d’une banalité si prévisible que de meilleurs journalistes que Chris avaient renoncé à s’intéresser à lui.
Pour le moment, il exhibait un air hargneux et s’engueulait avec le chef de la Sécurité. Chris n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il zooma sur eux avec son enregistreur de poche et archiva quelques secondes de vidéo. Mais juste quelques-unes. Il réservait l’essentiel de la mémoire à la collision apparemment inévitable entre le camion-robot et le portail.
Le poids lourd était arrivé à moins de cent mètres du poste de garde. Sa masse semblait impossible à arrêter.
Élaine mit sa main en visière et s’absorba dans l’observation de l’extérieur de la clôture. Passé sous un ensemble de nuages, le soleil couchant déversait une lumière oblique sur la plaine. Élaine approcha sa bouche tout près de l’oreille de Chris : « C’est moi qui n’y vois plus bien, ou il y a des minidrones par là-bas ? »
Étonné, Chris regarda dans la même direction qu’elle.
Bob Krafft, un entrepreneur venu à Blind Lake avec une équipe d’ingénieurs inspecter la hauteur à l’est de l’Allée en prévision de la construction d’un nouveau logement, avait repéré le camion peu après midi, quand il ne semblait guère qu’un gros point posé au sud sur l’immense horizon.
Ayant participé aux guerres turques, Bob reconnut le genre de véhicule automatique de ravitaillement qu’on voyait plus fréquemment dans les zones de combat. Mais cela ne l’inquiéta pas. Bien au contraire. Aussi incongru que celui-ci puisse paraître, le camion représentait quand même un trafic entrant : le portail sud devrait s’ouvrir pour lui permettre d’entrer. Une occasion en or. Il sut tout de suite ce qu’il devait faire.
Il trouva sa femme Courtney au milieu des lits de camp installés dans le gymnase où ils s’étaient morfondus la plus grande partie de la semaine. Il lui dit d’attendre là mais de se tenir prête à voyager. Elle le regarda avec nervosité – Courtney était nerveuse même quand tout allait bien – mais n’ouvrit pas la bouche et hocha laconiquement la tête.
Bob alla (d’un pas rapide mais pas assez pour attirer l’attention) récupérer sa voiture à deux pâtés de maisons de là, dans le parking visiteurs sous Hubble Plaza. Il prit place à l’intérieur, vérifia la jauge de charge, démarra et regagna à vitesse modérée le centre de loisirs. Son cœur battait vite, mais ses paumes restaient sèches. Courtney, qui franchissait les grandes portes d’entrée alors qu’il lui avait dit de ne pas bouger, l’aperçut et vint prendre place sur le siège passager. « On va que’que part ? » demanda-t-elle.
Il avait toujours détesté cela chez elle, cette manière plouc de parler. Certains jours, il aimait Courtney plus que tout au monde, mais il y en avait d’autres où il se demandait quelle mouche l’avait piqué d’épouser une femme qui n’avait pas plus de distinction que les ratons laveurs s’attaquant à ses poubelles. « Je ne crois pas qu’on ait le choix, Court.
— Ouais, ben j’vois pas c’qu’y a d’si pressé. »
Avec un peu de chance, elle ne le verrait jamais. Bob possédait 25 % d’une société de construction et d’aménagement paysager basée à Constance et l’affaire marchait plutôt bien, jeudi – le lendemain –, il était censé conduire Ella Raeburn, une fille de dix-neuf ans qui avait arrêté le lycée et travaillait à l’accueil, à la clinique pour femmes de Bixby afin d’y subir un curetage. Que cette idiote d’Ella n’ait considéré aucun moyen de contraception (pas même la pilule du lendemain) n’était pas de la faute de Bob, à moins de considérer comme fautive sa prédilection pour les femmes stupides, mais il devait bien reconnaître sa responsabilité dans l’état dans lequel elle se trouvait. Il allait donc la conduire jeudi matin à Bixby, il lui payerait quelques jours dans un motel pour récupérer, lui signerait un chèque de cinq mille dollars, et on n’en parlerait plus.