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S’il refusait – ou si cette situation merdique d’origine gouvernementale à Blind Lake l’y retenait un jour de plus –, Ella Raeburn expédierait par FedEx un certain enregistrement vidéo à Courtney, la femme de Bob. Celle-ci ne demanderait sans doute pas le divorce pour autant – tout bien considéré, ce mariage n’était pas une mauvaise affaire pour elle –, mais elle lui tiendrait rigueur jusqu’à la fin de sa vie de s’être vue infliger le spectacle du visage de son mari entre les généreuses cuisses de la jeune Ella Raeburn. C’est Bob lui-même qui avait eu la malencontreuse idée de filmer leurs ébats. Il n’avait pas réalisé qu’Ella se garderait une copie de la vidéo.

Et il y avait pire. Nettement pire. Si Bob n’arrangeait pas un avortement, Ella n’aurait d’autre choix que de s’en remettre au bon vouloir de son père, Toby Raeburn, quincaillier, diacre de l’église luthérienne et entraîneur à temps partiel de l’équipe de basket-ball. On le surnommait Dents parce qu’un jour, il avait d’un coup de poing fait voler une prémolaire d’un type qui tentait de voler une voiture, prémolaire qu’il avait ensuite fait enchâsser dans de l’altuglas afin de la garder sur lui en guise de porte-bonheur. Toby Dents Raeburn accorderait sans doute l’absolution chrétienne à sa fille, mais certainement pas à un entrepreneur quinquagénaire qui (comme Ella le rapporterait) l’avait initiée aux barbituriques qui la mettaient toujours d’humeur coopérative.

Bob ne gardait à Ella Raeburn aucune rancune particulière. Il ne demandait pas mieux que de payer son avortement. Elle était aussi bête qu’un sac de marteaux, mais elle savait défendre ses intérêts. Ce qu’il trouvait plutôt admirable.

Courtney avait été comme cela, avant leur mariage. Mais elle avait ensuite glissé dans une perpétuelle irritation boudeuse, et ce n’était plus pareil.

« Z’ont annulé le siège ou que’qu’chose comme ça ? demanda Courtney.

— Pas tout à fait. » Il mit le cap sur le portail sud, sans oublier de garder une vitesse qui n’attire pas l’attention. On ne pouvait pas dire que le camion noir était pressé. Il n’avait pas progressé de plus de cinq cents mètres depuis que Bob l’avait repéré et reconnu de la hauteur derrière Hubble Plaza.

« Eh ben quoi, alors ? On peut pas s’tirer comme ça.

— Techniquement, non, mais…

— Techniquement ?

— Tu vas me laisser finir, oui ? Les endroits comme celui-là, ils les bouclent pour raisons de sécurité, Court. Ils ne veulent pas que les méchants entrent. On n’autorise pas les gens à circuler parce que cela compliquerait l’application du blocus. Mais au fond, ils se fichent pas mal de nous. Nous autres, on veut juste rentrer chez nous, pas vrai ? Si on ne respecte pas les règles, on risque quoi, un sermon ? » Plus probablement une amende, et une grosse, mais il ne pouvait pas expliquer à Courtney pourquoi cela valait le coût de prendre ce risque. « Ils se fichent pas mal de nous, répéta-t-il.

— Le portail est fermé, imbécile.

— Il s’ouvrira dans un moment.

— Qui l’a dit ?

— Moi.

— Comment tu le sais ?

— Je suis médium. J’ai le don de prescience. »

Une foule s’assemblait déjà. Bob sortit de la route pour rouler sur l’herbe tondue de l’accotement et se garer aussi près que possible du côté droit du portail. Lorsqu’il éteignit le moteur, il entendit soudain le vent siffler dans les interstices de la carrosserie. Le vent devenait froid – glacial – et Courtney frissonna ostensiblement. Elle n’avait emporté aucun vêtement d’hiver à Blind Lake. Au contraire de Bob, dont la prévoyance fut pénalisée : il dut prêter son blouson à Courtney pour qu’elle arrête de gémir et rester au volant en chemise de coton à manches courtes. Le soleil descendit derrière une série de turbulents nuages gris, jetant un peu partout une lumière blafarde. Encore deux mois et on aurait de la neige jusqu’aux couilles sur la plaine. C’était un temps sombre, le genre dans lequel il se sentait toujours triste et un peu démuni, comme si le vent avait emporté quelque chose qu’il aimait.

« On va rester ici longtemps ?

— Jusqu’à ce que le portail s’ouvre, répondit-il.

— Qu’est-ce qui t’fait croire qu’on nous laissera passer ?

— Tu verras.

— J’verrai quoi ?

— Tu verras.

— Hum », fit Courtney.

Elle s’était assoupie – au chaud, supposa-t-il, les bras perdus dans le blouson de cuir trop grand pour elle et le menton enfoui dans le col – lorsque l’énorme camion noir interrompit sa lente progression à moins de dix mètres du portail. Le crépuscule était désormais bien entamé et les phares du camion pivotèrent pour balayer le sol devant eux en inlassables arcs de cercle.

La foule avait beaucoup grossi. Juste avant que Courtney s’endorme, deux véhicules de la sécurité du campus étaient arrivés de la ville toutes sirènes hurlantes. Les types vêtus de ce qui ressemblait à des uniformes de flics privés faisaient signe à la roule de reculer. Courtney ne bougeait pas et Bob se recroquevilla sur le siège conducteur, et toute cette agitation, associée au début d’obscurité, permit à la voiture de passer pour un véhicule inoccupé garé et abandonné là. Bob se réjouit de voir en quelques instants le gros de la foule se retrouver derrière lui.

Le portail commença alors à s’ouvrir. Sur un signal du camion, supposa-t-il. Mais quel spectacle merveilleux. Le vantail renforcé de trois mètres de haut se mit à pivoter vers l’extérieur avec une aisance lubrifiée d’une telle régularité qu’on aurait dit un mouvement produit sur ordinateur. Bingo, songea Bob. « Boucle ta ceinture », ordonna-t-il à Courtney.

Celle-ci ouvrit les yeux d’un coup. « Quoi ? »

Il évalua mentalement l’espace libre devant lui. « Rien ». Il lança le moteur et écrasa l’accélérateur.

Les minidrones, expliqua Élaine, étaient des armes volantes autoguidées à peu près de la taille d’un pamplemousse de Floride. Elle en avait vu à l’œuvre pendant la crise turque, où ils avaient patrouillé les zones interdites et les frontières contestées. Mais elle n’avait jamais entendu dire qu’on en utilisait hors des zones de conflit armé.

« Des machines simples et plutôt idiotes, précisa-t-elle à Chris, mais qui ne coûtent pas cher et qu’on peut utiliser en grande quantité, d’autant plus qu’elles ne restent pas dans le sol comme les mines terrestres pour arracher les jambes des gamins.

— Mais elles font quoi ?

— La plupart du temps, elles restent immobiles pour ne pas gaspiller leur énergie. Elles sont sensibles au mouvement et dotées de quelques modèles logiques pour identifier des cibles probables. Entre dans une zone interdite et elles s’élèveront comme des criquets, te prendront pour cible et cracheront sur toi un chapelet d’explosifs aussi mortels que petits. »

Chris regarda dans la direction désignée par Élaine, sans rien voir dans le crépuscule. Élaine lui dit qu’il fallait être rapide pour les repérer. Elles étaient camouflées, et si elles s’élevaient sans trouver de cible autorisée – par exemple, si le grondement de cet énorme camion automatisé sur le goudron les dérangeait –, elles se rendormaient très vite.