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Il s’écarta tant bien que mal de Courtney pour s’occuper de la portière conducteur. Celle-ci, cabossée, refusa de s’ouvrir : la poignée lui resta dans la main, S’arc-boutant sur le volant et le dossier, il la défonça à coups de pied, et même s’il se fit un mal horrible, au moins la portière grinça-t-elle et pivota-t-elle un peu sur ses charnières endommagées. Bob la força à s’ouvrir davantage et dégringola à l’extérieur en aspirant désespérément l’air froid. Il se mit à genoux. Puis, tremblant, se releva.

Cette fois, il vit distinctement ce qui sauta hors des hautes herbes au bord de la route. Il regardait par hasard dans la bonne direction, et cela lui permit d’apercevoir, dans un moment d’hyperclarté figée, le petit objet incongru qui, selon toute probabilité, serait la dernière chose qu’il verrait de sa vie. Rond et marron-camouflage, cela volait grâce à de petites ailes rotatives bourdonnantes. L’appareil flottait à environ un mètre quatre-vingt de hauteur – celle de la tête de Bob. Ce dernier regarda l’objet, le regarda dans les yeux, si toutefois certaines de ses encoches ou bosselures équivalaient à des yeux. Il reconnut un équipement militaire, même s’il n’avait jamais rien croisé de la sorte au cours de ses week-ends avec les réservistes. Il ne pensa même pas à fuir. On ne pouvait fuir de tels trucs. Il se redressa et entreprit de fermer les yeux, sans avoir le temps d’y arriver. Il sentit la morsure de la neige contre sa peau. Puis un bref poids flamboyant sur sa poitrine, puis plus rien.

Ce sanglant et définitif acte d’interdiction fut plus qu’il n’en fallait pour la foule. Tous observèrent l’homme mort, ou du moins cet ensemble sans tête de morceaux de corps recroquevillé à découvert sur le sol. Pas un bruit ne troublait le silence. Puis vinrent les hurlements, les sanglots, les portières de voitures qu’on claquait et les vélos que les gamins poussaient pour repartir paniqués dans le crépuscule et la neige vers les lumières de Blind Lake.

Une fois débarrassés des spectateurs, Shulgin eut moins de mal à organiser ses équipes. Elles n’avaient reçu aucune formation pour quoi que ce soit de ce genre. Elles consistaient pour l’essentiel en veilleurs de nuit sous contrat, engagés pour garder poivrots et adolescents à l’écart des lieux sensibles. Certains étaient des vétérans à la retraite, mais la plupart n’avaient aucune expérience militaire. Et pour être honnête, se dit Ray, ils n’ont pas grand-chose à faire, là, à part établir, autour du camion en train d’avancer lentement, un cordon mobile qui empêcherait les quelques civils restants de se mettre sur son chemin. Tâche qu’ils remplirent néanmoins de manière correcte.

Quinze minutes maximum après ces événements de l’autre côté du portail, le camion de transport noir s’immobilisa à l’intérieur du périmètre de Blind Lake.

« C’est un véhicule de livraison, dit Élaine à Chris. Conçu pour lâcher sa cargaison et rentrer chez lui. Tu vois ? La cabine se détache. »

Chris regardait presque avec indifférence. Il avait l’impression qu’on lui avait gravé l’attaque de l’automobile en fuite dans les yeux. Là-bas, dans l’obscurité, la neige humide avait déjà réduit le feu à un tas de braises fumantes. Deux personnes y avaient trouvé la mort, et ce, semblait-il à Chris, afin de communiquer de la manière la plus brutale qui soit un message à Blind Lake. On ne passe pas. Votre communauté s’est transformée en prison.

La cabine du camion changea de direction, se dégageant, elle et son fourreau de blindage, du conteneur standard en aluminium qu’ils convoyaient. Elle continua à se déplacer, plus rapidement qu’elle était arrivée, repassa le portail toujours ouvert et emprunta la route de Constance. Lorsqu’elle atteignit les débris fumants de l’automobile, elle les poussa hors de son chemin, les déblaya sur le bas-côté comme des détritus inutiles.

Le portail commença à se refermer.

Tout en douceur, songea Chris. Les morts mis à part.

Le conteneur resta derrière. Les employés de la sécurité, surmenés, se précipitèrent pour l’entourer… même si personne ne semblait avoir envie d’en approcher.

Chris et Élaine firent le tour du conteneur pour mieux le voir. Un simple levier en fermait l’arrière. Une discussion s’engagea entre Ray Scutter et l’homme identifié par Élaine comme le chef de la Sécurité de Blind Lake. Celui-ci finit par traverser le cordon pour tirer le levier d’un geste résolu. La porte du conteneur s’ouvrit tout grand.

Une demi-douzaine des hommes de Shulgin braquèrent leurs torches à l’intérieur. Le conteneur était rempli de boîtes en carton. Chris put lire quelques-unes des inscriptions figurant dessus. Kellogs. Seabury Farm. Lombardi Produce.

« Des provisions ! » fit Élaine.

On est ici pour un bon moment, songea Chris.

DEUXIÈME PARTIE

Miroirs polis en mercure liquide

De par leur intelligence extrêmement différente de celle des hommes, les décapodes étaient incapables de considérer un terrien comme une entité pensante. Peut-être ne voyaient-ils en l’Homme qu’une nouvelle espèce animale, et ni ses constructions ni son industrie ne les avaient davantage impressionnés que la vie en société des fourmis n’impressionne l’homme moyen – l’émerveillement devant cette vie analogue à la sienne mis à part.

LESLIE FRANCES STONE,
The Human Pets of Mars,
1938

Dix

« Chris Carmody ? Vous êtes venu à pied, ou quoi ? Ôtez cette neige de vos habits et entrez. Je suis Charlie Grogan. »

L’ingénieur en chef de l’Allée de l’Observatoire, un homme de grande taille plus robuste que gras, tendit une main épaisse à Chris. Pas le moindre début de calvitie, cheveux blancs sur les tempes. Sûr de lui mais sans agressivité. « En fait, dit Chris, ouais, je suis venu à pied.

— Pas de voiture ? »

Pas de voiture, et il était arrivé à Blind Lake sans vêtements d’hiver. Même le pardessus non doublé qu’il portait ne lui appartenait pas. La neige avait tendance à y entrer par le col.

« Travailler dans un bâtiment sans fenêtres vous rend attentif aux indices sur le temps qu’il fait à l’extérieur, expliqua Grogan. La tempête de neige dure toujours ?

— Ça tombe plutôt épais.

— Ah. Eh bien, vous savez, en décembre, il faut s’attendre à un peu de neige, dans la région. On a eu de la chance de passer Thanksgiving sans plus de cinq centimètres. Accrochez votre manteau par là. Enlevez aussi vos chaussures. On a des petites pantoufles en caoutchouc, prenez-en une paire sur l’étagère. C’est un enregistreur vocal que vous avez là ?

— Tout à fait.

— Ça signifie que l’interview est déjà commencée ?

— À moins que vous ne me disiez de l’éteindre.

— Non, on est là pour ça, j’imagine. Je craignais que vous ne souhaitiez parler de la quarantaine… Je n’en sais pas plus qu’un autre sur le sujet. Mais Ari Weingart m’a dit que vous travaillez sur un livre.

— Un grand article pour un magazine. Peut-être un livre. Ça dépend.

— De si on nous laisse ressortir un jour ?

— Et de s’il y a toujours un public pour le lire.

— C’est comme si on jouait à faire semblant, vous ne trouvez pas ? Semblant de vivre dans un monde sain d’esprit. Ou d’avoir des boulots qui servent à quelque chose.

— Appelez ça un acte de foi, dit Chris.

— Ce que je suis disposé à faire – mon acte de foi à moi, si vous voulez –, c’est vous montrer l’Allée et vous parler de son histoire. Ça vous convient ?