Выбрать главу

— Ça me convient tout à fait, M. Grogan.

— Appelez-moi Charlie. Vous avez déjà écrit un livre, je crois ?

— En effet.

— Ouais, j’en ai entendu parler. Un bouquin sur Ted Galliano, le biologiste. De la diffamation, d’après certains.

— Vous l’avez lu ?

— Non, et sans vouloir vous offenser, je n’en ai pas l’intention. On m’a présenté à Galliano à une conférence sur l’informatique bioquantique. C’était peut-être un génie dans le domaine des antiviraux, mais c’était aussi un sacré con. La célébrité, parfois, ça vous monte à la tête. Tout ce qui l’intéressait, c’était de parler aux médias ou à de gros investisseurs.

— Je crois qu’il avait besoin qu’on le prenne pour un héros, à tort ou à raison. Mais je ne suis pas venu parler de Galliano.

— Je voulais juste détendre l’atmosphère. Je ne vous tiens pas rigueur de votre livre. Si Galliano a décidé de passer par dessus cette falaise à moto, ce n’était sûrement pas votre faute.

— Merci. On commence la visite ? »

L’Œil était une copie de l’installation de Crossbank, que Chris avait visitée aussi. Du moins, il y avait identité structurelle, les différences restant limitées aux détails : les noms sur les portes, la couleur des murs. On avait installé peu auparavant un timide décor de saison : une guirlande de papier crépon vert et rouge au-dessus de l’entrée de la cafétéria et une couronne de papier avec une menora dans la bibliothèque du personnel.

Les lunettes de Charlie Grogan lui montraient des choses que Chris ne pouvait pas voir, des petites sources de données locales l’informant de qui se trouvait dans tel ou tel bureau, et lorsqu’ils passèrent devant une porte marquée ENDOSTATIQUES, Charlie échangea quelques mots (par laryngophone) avec la personne à l’intérieur. « Salut Ellie… on se rend utile… nan, Boomer va bien, merci pour lui…

— Boomer ? demanda Chris.

— Mon chien. Boomer se fait vieux. »

Ils descendirent plusieurs étages en ascenseur, s’enfonçant dans l’environnement contrôlé du cœur de l’Allée. « On va vous mettre une combinaison et vous faire entrer dans les piles », annonça Charlie, mais une lumière rouge clignotait au-dessus de la large porte marquée MATÉRIEL STÉRILE dont ils approchaient. « Maintenance non planifiée, expliqua Charlie. Interdit aux touristes. Ça vous gêne d’attendre une heure ou deux ?

— Pas si on peut parler. »

Chris retourna dans la cafétéria avec l’ingénieur en chef. Charlie n’avait pas déjeuné, Chris non plus, d’ailleurs. La nourriture disponible sur les tables chaudes était la même qu’au centre communautaire, les mêmes riz pilaf, poulet au curry et sandwiches sous emballages préfabriqués livrés chaque semaine par le même camion noir. L’ingénieur attrapa un sandwich au jambon et pain de seigle. Chris, qui n’avait pas encore récupéré de sa marche dans la neige, préféra un plat chaud. Une agréable et chaleureuse atmosphère régnait dans la cafétéria, dont la cuisine exhalait une odeur riche, rassurante.

« Ça fait un sacré bout de temps que je suis dans ce métier, dit Charlie. Non qu’il y ait des novices à Blind Lake, à part les étudiants de troisième cycle qui passent par ici. Ari vous a dit que j’étais à Berkeley Lab avec le Dr Gupta ? »

Tommy Gupta avait effectué un travail novateur sur les architectures neuronales à évolution spontanée et les interfaces quantiques. « Vous deviez être étudiant.

— Ouaip. Et merci de l’avoir remarqué. C’était à l’époque où on utilisait des puces Butov comme éléments logiques. Une époque intéressante, même si personne ne savait au juste à quel point cela allait devenir intéressant.

— L’application astronomique, dit Chris. Vous étiez dessus aussi ?

— Un peu. Mais de toute évidence, on ne s’attendait pas à tout cela. »

En vérité, Chris n’avait pas besoin qu’il lui raconte cette histoire bien connue dont tout journaliste d’astronomie générale et de vulgarisation scientifique avait raconté une version ou une autre au cours des quelques années précédentes. Ce n’est guère que le dernier chapitre de l’ambition humaine, en fait, se dit-il : voir ce qu’on ne peut voir, embelli par la technologie du XXIe siècle. Cela avait commencé quand la première génération des observatoires spatiaux lancés par la Nasa, les soi-disant Découvreurs de Planètes Terrestres, avaient repéré trois planètes a priori semblables à la Terre en orbite autour d’étoiles proches comparables au soleil. Les DPT engendrèrent les interféromètres à haute définition, qui engendrèrent le plus grand de tous les projets d’interféromètre optique, l’Ensemble Galilée, six engins spatiaux automatisés, petits mais complexes, placés au-delà de l’orbite jovienne et interconnectés afin de créer un télescope virtuel d’un immense pouvoir de résolution. L’Ensemble Galilée, disait-on alors, pouvait dresser la carte des continents de mondes situés à des centaines de milliers d’années-lumière.

Et cela avait fonctionné. Un certain temps. Puis la télémétrie de l’Ensemble avait commencé à se dégrader.

Une lente mais inéluctable diminution du signal s’était produite en quelques mois. Après une enquête approfondie, la Nasa avait localisé la source du problème, qu’elle attribuait à quelques lignes de code boguées enfouies si profond dans l’architecture embarquée de Galilée qu’on ne pouvait pas les remplacer. La Nasa avait assumé ce risque dès le début. L’Ensemble était à la fois complexe et absolument inaccessible. On ne pouvait le réparer sur place. Un triomphe technologique allait devenir une plaisanterie d’un coût insensé.

« La Nasa n’avait pas de processeur O/BEC, à l’époque, dit Charlie, mais Gencorp lui a offert du temps sur son unité.

— Vous avez travaillé à Gencorp ?

— J’ai pouponné leur matériel, ouais. Gencorp obtenait de bons résultats en protéinomique. On pouvait faire la même chose avec un ensemble quantique standard, bien entendu. Les ingénieurs trouvaient les O/BEC trop compliqués et imprévisibles, ils les considéraient comme un bricolage extravagant… Comme un aspirateur avec un appendice, disaient les gens. Mais on ne peut pas rivaliser avec des résultats. Gencorp en obtenait plus vite avec une machine O/BEC que le Massachusetts Institute of Technology n’arrivait à en obtenir avec une installation BEC classique. Et des résultats qui faisaient froid dans le dos.

— Comment ça ?

— Inattendus. Contraires à l’intuition. Tous ceux qui s’y connaissent en autoprogrammation adaptative vous diront que ce n’est pas la même chose que de faire fonctionner des BEC de base, et déjà les BEC peuvent être plutôt bizarres. Je n’ai pas vraiment le droit de le dire, vu que je suis censé être un type pondéré qui s’en tient aux faits, mais un O/BEC pense de manière vraiment étrange. Encore que cette explication en vaut une autre, vu que personne ne sait vraiment pourquoi une architecture organique ouverte surpasse un processeur BEC seul. C’est ce putain de ghost in the machine, si je puis dire. Et ce que nous faisons dans la fosse ne se limite pas à des ampères et des volts. Nous nous occupons de quelque chose de presque vivant. Avec ses bons et ses mauvais jours… »

Charlie s’interrompit, comme s’il prenait soudain conscience d’avoir quitté le domaine de l’ingénierie. Il ne veut pas que je cite cela, comprit Chris. « Donc, vous avez accompagné le processeur O/BEC à la Nasa ?

— La Nasa a fini par acheter quelques cylindres à Gencorp. Je faisais partie du lot. Mais c’est une autre histoire. Vous comprenez, à la base, le problème était qu’au fur et à mesure de l’affaiblissement du signal produit par Galilée, il devenait de plus en plus difficile de séparer le signal du bruit. Notre boulot consistait à extraire ce signal, à le débusquer, à le soustraire de tous les parasites radio aléatoires vomis par l’univers. Quand les gens me demandent : “Alors, comment vous avez fait ?”, je suis bien obligé de leur répondre qu’on ne l’a pas fait, personne ne l’a fait, on s’est contentés de soumettre le problème aux O/BEC et de leur laisser générer des réponses préliminaires qu’on a cultivées pour le succès… des centaines de milliers de générations par seconde, comme une grande course invisible à l’évolution darwinienne, la survie du plus apte, avec comme définition de l’aptitude le succès dans l’extraction d’un signal à partir de données bruitées. Du code qui écrit du code qui écrit du code, et du code qui flétrit et meurt. Davantage de générations que la vie humaine n’en a connu sur Terre, presque davantage que la vie sur Terre tout court. Des nombres qui s’autocomplexifient comme l’ADN. La beauté de la chose réside dans son imprédictibilité, vous comprenez ?