— Mais qu’est-ce que vous savez, alors ? demanda Élaine.
— Rien que ce sur quoi je tombe ici ou là. Dimi Shulgin est arrivé avec un paquet de sorties d’imprimante, sans doute les courriers électroniques expédiés par Crossbank restés dans les caches depuis le blocus. Ray se montre extrêmement nerveux depuis qu’il a vu ça. Je n’ai pas pu m’en approcher un tant soit peu pour avoir une idée du contenu. Et si Ray a vraiment eu l’intention un jour de rendre tout cela public, il faut croire qu’il a changé d’avis. »
Ray n’est pas seulement nerveux, se dit Chris. Il a peur. Son vernis de rationalité s’écaille comme de la peinture sur la porte d’une étable.
« Alors on est baisés, dit Élaine.
— Pas forcément. Je pourrais peut-être vous trouver quelque chose. Mais il va me falloir de l’aide. »
Sue joue la cruche de manière très convaincante, se dit Chris, mais elle n’est pas stupide. Les imbéciles n’obtenaient pas de postes à Blind Lake, même subalternes. Sue leur dit que si les sorties d’imprimante se trouvaient toujours dans le bureau de Ray, elle pourrait, peut-être, et avec un peu de chance, les trouver et les numériser dans son serveur personnel. Elle pouvait s’introduire dans le bureau de Ray sous un prétexte quelconque et utiliser son passe pour accéder au contenu de ses tiroirs, mais elle avait pour cela besoin d’au moins une demi-heure.
« Et la surveillance ?
— C’est là que la paranoïa de Ray va jouer en notre faveur. Les caméras ne sont pas obligatoires dans les bureaux des cadres. Ray a fait débrancher la sienne l’été dernier. J’imagine qu’il ne veut pas que quiconque puisse le voir manger ses DingDong.
— Ses DingDong ? »
Sue écarta la question d’un geste. « La Sécurité me verra entrer et sortir de son bureau, mais rien de plus, si je reste à l’écart de la porte de communication. De toute manière, je passe mon temps à entrer et sortir de son bureau… Ray sait que quelqu’un a la clé de ses tiroirs, mais pas que c’est moi, et si tout se déroule bien, il ne saura même pas que j’ai numérisé les documents.
— Vous êtes absolument sûre qu’il garde les sorties d’imprimante dans son bureau ?
— Absolument sûre, non, mais je parie que oui. Le problème, c’est de tenir Ray et ses copains à l’écart pendant que j’opère.
— J’imagine que vous avez un plan », dit Élaine.
Sue eut l’air contente. « Impossible pendant la semaine. Je peux venir le week-end sans éveiller les soupçons, mais Ray passe souvent le week-end, lui aussi, et on voit Shulgin traîner dans le coin, depuis quelque temps. J’ai donc consulté l’agenda de Ray. Ce samedi, il donne une de ces espèces de conférences au centre communautaire. Ari Weingart a organisé un de ses grands débats, avec deux ou trois orateurs en plus de Ray. Le connaissant, Ray voudra avoir Shulgin dans le public pour le soutenir, Shulgin plus n’importe qui susceptible de faire une apparition : Ari, disons, ou un des autres chefs de département que Marguerite. Il prend ce machin très au sérieux. À mon avis, il veut essayer de rassembler du soutien pour l’arrêt de l’œil. »
Chris avait entendu parler du débat de samedi. Marguerite était censée y prendre la parole. Elle avait préparé quelque chose par écrit, même si elle se montrait très réticente à se trouver sur scène avec Ray. Ari Weingart l’avait convaincue que ce serait une bonne idée, que cela accroîtrait sa visibilité et consoliderait peut-être son soutien au sein des autres départements.
« Quel rôle on joue là-dedans, nous ? demanda Chris.
— Aucun, en fait. Je vous veux juste tous dans le public pour surveiller Ray sur la scène. Comme ça, s’il part en coup de vent, vous pouvez m’appeler. »
Sébastian secoua la tête. « Ça reste quand même beaucoup trop dangereux. Tu pourrais te mettre dans de sales draps. »
Elle eut un sourire indulgent. « C’est gentil de ta part, mais je crois que j’y suis déjà. Je crois qu’on y est tous. Pas toi ? »
Personne ne se donna la peine de discuter.
Élaine resta quelques minutes après le départ de Sue et de Sébastian.
Le Sawyer’s connaissait un petit regain d’activité aux alentours de midi. Un tout petit. Dehors, le ciel de l’après-midi était bleu, l’air calme et froid.
« Bon, alors, dit Élaine, tu es prêt pour ça, Chris ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— On est encore plus dans la merde que quiconque n’accepte de l’admettre. En sortir vivant pourrait bien être la chose la plus difficile qu’aucun de nous n’ait jamais faite. Tu es à la hauteur ? »
Il haussa les épaules.
« Tu penses à ta copine. Et à sa fille.
— Inutile d’impliquer ma vie privée, Élaine.
— Allons, Chris, j’ai des yeux. Tu n’es pas aussi impénétrable que tu te plais à le penser. Quand tu as écrit ce bouquin sur Galliano, tu as enfilé ton costume de preux chevalier et tu as entrepris de redresser quelques torts. Et cela t’a valu de te faire clouer au pilori. Tu t’es aperçu que le gentil n’était pas apprécié de tous, même quand il a raison. Bien au contraire. Très décevant pour un gentil garçon de banlieue comme toi. Alors tu t’es complaisamment apitoyé sur ton sort, ce qui est compréhensible et légitime, après tout. Mais voilà qu’arrive cette connerie de blocus, plus ce qu’il s’est passé à Crossbank, sans parler de Marguerite et de sa petite fille. Je te soupçonne d’avoir envie de ressortir ta tenue de preux chevalier. Ce que je veux dire, c’est très bien. C’est le bon moment. Ne résiste pas à cette tentation. »
Chris plia sa serviette et se leva. « Tu ne sais foutre rien sur moi », trancha-t-il.
Vingt et un
Entre le départ de Chris et l’appel de Charlie Grogan pour lui demander de venir chercher sa fille, Marguerite avait passé la matinée avec le Sujet.
Malgré les menaces explicites de Ray et le danger implicite qui pesait sur Blind Lake, Marguerite ne pouvait rien faire d’utile, du moins pour le moment. On exigera beaucoup de moi, se dit-elle, et sans doute très bientôt. Mais pas tout de suite. Pour l’instant, elle se trouvait coincée dans les limbes de la crainte et de l’ignorance. Sans vraiment de travail à effectuer ni de moyen de calmer le tourbillon de ses émotions. Elle n’avait pas dormi, mais dormir était hors de question.
Aussi se prépara-t-elle une théière et observa-t-elle le Sujet tout en gribouillant des notes pour des requêtes qu’elle ne soumettrait probablement jamais. L’entreprise tout entière court à l’échec, songea-t-elle, tout comme le Sujet lui-même, sans doute. Il paraissait nettement plus faible, à la lumière du soleil qui se levait dans un ciel pâle tacheté de nuages d’altitude. Il marchait depuis des semaines, loin de toute route fréquentée, muni de maigres vivres. Ses évacuations cloacales matinales étaient fines et verdâtres. Lorsqu’il marchait, son corps se tordait parfois dans des positions qui suggéraient la douleur.
Mais ce matin-là, il trouva à la fois eau et nourriture. Il avait pénétré dans les contreforts d’une haute chaîne de montagnes, une région encore très sèche dans laquelle il parvint pourtant à dénicher une oasis où un flot d’eau glaciale descendait en cascade une terrasse de rochers pour former, dans une cuvette de granit, une mare profonde et d’une transparence de verre autour de laquelle des succulents étalaient leur feuillage en bouquet.
Le Sujet se baigna avant de manger. Il s’avança avec circonspection dans la mare jusque sous la chute d’eau. Il avait accumulé au cours de son périple une épaisse couche de poussière qui colora l’eau autour de lui. Lorsqu’il ressortit de la mare, son tégument dermique luisait et avait abandonné sa couleur blanchâtre au profit d’une nuance sombre de terre brûlée. Il tourna la tête comme pour s’assurer de l’absence de tout prédateur. (Des espèces prédatrices fréquentaient-elles cette partie de son monde ? Marguerite estima cela peu probable – de quel gibier cette espèce se serait-elle nourrie ? – mais pas impossible.) Puis, rassuré, il cueillit, pela et lava plusieurs des feuilles charnues avant de les dévorer. Des fragments humides tombaient de ses mandibules et s’entassaient à ses pieds. Une fois les feuilles ingurgitées, il trouva des amas moussus qu’il nettoya de sa large langue gris-bleu.