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« Les indigènes d’UMa47/E ne sont pas humains, mais nous, oui, et les êtres humains interprètent le monde en construisant des récits pour l’expliquer. Le fait que certains de nos récits soient naïfs, ou pleins d’espoir, ou tout bonnement erronés n’invalide guère le procédé. Après tout, la science est un récit, à la base. Un anthropologue, ou une armée d’anthropologues, peut examiner de près des fragments osseux et les cataloguer selon une douzaine ou une centaine de caractéristiques en apparence triviales, mais l’objet tacite de tout ce travail est un récit… celui de la manière dont des êtres humains se sont distingués parmi les autres animaux de notre planète, l’histoire de nos origines et de nos ancêtres.

« Prenez la table périodique des éléments. C’est un catalogue, une liste des éléments connus et possibles ordonnée selon un principe d’organisation. Cela ressemble à une connaissance statique, tout à fait le genre de connaissances que nous accumulons sur le Sujet et ses semblables. Mais même cette table périodique sous-entend un récit. Elle constitue une définition dans l’histoire de l’univers, le point final d’un long récit sur la création de l’hydrogène ou de l’hélium, sur le Big Bang, sur la fabrication des éléments lourds dans les étoiles, la relation entre les électrons et les noyaux atomiques, le noyau et sa désintégration, et le comportement quantique des particules subatomiques. Nous avons nous aussi notre place dans ce récit. Nous sommes en partie le résultat d’une chimie carbonée dans l’eau… un autre récit caché dans la table périodique… tout comme, ajouterais-je, les gens que nous observons sur UMa47/E. »

Elle marqua un temps d’arrêt. Dieu merci, il y avait un verre d’eau glacée sur le pupitre. Marguerite en but une gorgée. À en juger par le bruit de fond, elle avait déjà suscité quelques disputes à voix basse au sein du public.

« Les récits se recoupent et divergent, se combinent et se recombinent. Comprendre un récit peut nécessiter d’en créer un autre. Fondamentalement, le récit est la manière dont nous comprenons. Le récit est la manière dont nous comprenons l’univers et il coule de source que c’est celle dont nous nous comprenons nous-mêmes. Un étranger peut nous sembler impénétrable voire effrayant jusqu’à ce qu’il nous raconte son histoire, jusqu’à ce qu’il nous dise son nom, d’où il vient et où il va C’est peut-être la même chose avec les habitants chtoniens d’UMa47/E. Cela ne me surprendrait pas qu’eux aussi, à leur manière, échangent et créent des récits. Peut-être que non, ils peuvent avoir un autre moyen d’organiser et de diffuser la connaissance. Mais je vous promets que nous ne les comprendrons qu’en commençant à nous raconter des histoires à leur sujet. »

Elle distinguait d’autres visages dans le public, désormais. Il y avait Chris, sur l’allée centrale, qui hochait la tête pour l’encourager. Élaine Coster se tenait près de lui, Sébastian Vogel à ses côtés. Elle supposa qu’ils gardaient leurs serveurs à la main, au cas où Ray se ruerait à Hubble Plaza.

Et juste devant elle, au premier rang, Tess l’écoutait avec attention. Ray avait dû l’amener. Marguerite adressa un sourire à sa fille.

« Bien entendu, nous sommes des scientifiques. Nous avons un nom à nous pour les récits préliminaires : nous appelons cela une hypothèse et nous la confrontons à l’observation et à l’expérimentation. Bien entendu aussi, toute hypothèse que nous hasardons sur les indigènes doit être très, très provisoire. C’est une première approximation, une supposition éclairée, voire une devinette au hasard.

« Je crois néanmoins que nous nous sommes montrés bien trop timides sur ce point Et, selon moi, cela est dû au fait que les questions que nous oblige à poser la création de ce récit sont des plus dérangeantes. Aucune des espèces intelligentes que nous croisons – et pour la première fois de notre histoire, nous avons un point de comparaison – ne peut s’affranchir de sa biologie. En d’autres termes, une partie de son comportement sera spécifique à son histoire génétique. Mais s’il s’agit bel et bien d’une espèce intelligente, une autre partie de son comportement sera discrétionnaire, flexible, innovante. Ce qui ne veut pas dire qu’elle sera toujours rationnelle. Bien au contraire, si cela se trouve.

« Et là, je pense, réside le problème fondamental auquel nous rechignons à nous confronter. Nous nourrissons des croyances intimes envers nous-mêmes. Un théologien pourrait nous voir comme une espèce qui cherche Dieu. Un biologiste comme un ensemble de fonctions physiologiques étroitement liées et capables d’activités très complexes. Un marxiste comme les protagonistes d’un dialogue entre l’histoire et l’économie. Un philosophe comme le résultat de l’appropriation, par l’ADN, des mathématiques des propriétés émergentes dans des systèmes chaotiques semi-stables. Nous considérons que ces croyances s’excluent l’une l’autre et nous nous y cramponnons religieusement selon nos préférences.

« Je soupçonne néanmoins qu’en ce qui concerne les indigènes d’UMa47/E, nous trouverons tous ces descripteurs à la fois utiles et insuffisants. Il nous faudra parvenir à une nouvelle définition d’espèce intelligente, et cette définition devra nous inclure nous et eux. Ce qui, à mon avis, est ce que nous évitions jusqu’à présent. »

Une autre gorgée d’eau. Ne se tenait-elle pas trop près du microphone ? Des derniers rangs, le bruit devait sans doute donner l’impression qu’elle se gargarisait.

« Tout ce que nous disons sur ces indigènes ouvre une nouvelle perspective sur nous-mêmes. Nous les trouverons plus ou moins courageux que nous, plus ou moins doux, plus ou moins belliqueux, plus ou moins affectueux… peut-être, en fin de compte, plus ou moins sensés.

« En d’autres termes, nous pourrions être forcés de tirer à leur propos, et par conséquent au nôtre, des conclusions qui ne nous plairont pas.

« Mais nous sommes des scientifiques, et nous ne sommes pas censés nous dérober. En tant que scientifique, je me plais à croire – je suis même tentée de parler de foi – que la compréhension vaut mieux que l’ignorance. Au contraire de la vie, au contraire du récit, l’ignorance est statique. Comprendre implique un mouvement en avant, et donc la possibilité d’un changement.

« Voilà pourquoi il est si important de continuer à suivre le Sujet. » Aussi longtemps que possible, ajouta-t-elle en son for intérieur. « Il y a quelques mois, il n’aurait pas été déraisonnable de soutenir que la vie du Sujet était une routine invariable dont nous avions tiré tout ce que nous pouvions. Les événements récents ont démontré que ce n’est pas je cas. La vie du Sujet, que nous avons crue cyclique, est devenue très proche d’un récit, un récit que nous pourrions suivre jusqu’à son terme et duquel nous ne manquerons pas d’apprendre énormément.

« Nous avons déjà appris beaucoup. Nous avons par exemple vu les ruines à 33/28, une ville abandonnée, si je peux utiliser ce terme, selon toute apparence plus ancienne que celle du Sujet et très différente du point de vue architectural. Et cela aussi implique un récit. Cela implique que le comportement architectural des indigènes est flexible, qu’ils ont amassé de la connaissance et l’ont employée à des usages divers et variés.

« Cela implique, en résumé, au cas où un doute subsisterait, que les indigènes sont bel et bien des gens, intellectuellement proches des humains et moralement équivalents à eux, cela implique aussi que le meilleur moyen de construire leur récit est de faire référence au nôtre. Même si la comparaison n’est pas toujours à notre avantage. »