Telle était sa fin en apothéose. Sa thèse provocatrice. Sauf que personne ne semblait sûr qu’elle ait bel et bien terminé. Elle s’éclairât à nouveau la gorge, dit : « C’est tout, merci » et se dirigea vers sa chaise. Elle entendit les applaudissements monter dans son dos. Sans déborder d’enthousiasme, ils semblaient polis.
Ari monta sur l’estrade, la remercia et présenta Ray.
Sue Sampel passa vingt minutes à travailler sur son propre bureau, prenant un air occupé par la surveillance vidéo incrustée dans le mur.
Elle s’était mis du travail de côte afin de rendre sa présence plausible. Non qu’il y ait beaucoup de véritable boulot. Une vilaine plaisanterie, ces rapports que Ray tenait à faire, documentant les détails quotidiens de la gestion du site Blind Lake. Ces rapports n’allaient qu’à un seul endroit, un dossier marqué EN ATTENTE – en attente de quoi, de la fin du monde ? – mais ils serviraient d’alibi si un jour quelqu’un voulait savoir ce que Ray avait fait durant le blocus. Sue avait quant à elle l’impression que Ray passait beaucoup de temps à se préparer à répondre à un interrogatoire.
Elle gardait un œil sur l’horloge. À 13h30, elle se mit à farfouiller parmi des papiers et des fichiers informatiques comme si elle avait perdu quelque chose. Quelque chose qu’elle irait chercher dans le bureau de Ray. Tout cela semblait ridiculement irréaliste, comme une pièce de théâtre de lycée.
Ou un mauvais film. Et dans le film, se dit Sue, ce serait à ce moment-là que quelqu’un entrerait sans prévenir et… Shulgin, sans doute, ou même Ray, un pistolet à la main.
« Sue ? »
Elle se mordit la langue et expulsa un « Aïe ! » qui avec un peu de chance pouvait passer pour un « Oui ? »
Ce n’était pas Ray, mais Gretchen Krueger, des Archives.
« Je ne m’attendais pas à te trouver là aujourd’hui, dit Gretchen. J’ai vu ta porte ouverte en allant prendre quelques vieux numéros du JAE. Ray est là aussi ?
— Non, je finis juste un truc. Sauf que je n’arrête pas de perdre des choses. » Consolidation supplémentaire de son alibi.
« Une fois que j’en ai fini ici, je pars retrouver Jamal et Karen au Sawyer’s. Tu veux te joindre à nous ? Tu serais plus que la bienvenue.
— Merci, mais tout ce que je veux cet après-midi, c’est une douche et une sieste.
— Je connais ça.
— Mais amuse-toi bien quand même, Gretch.
— J’y compte bien. Lève un peu le pied, Sue. Tu as l’air fatiguée. »
Gretchen s’éloigna dans le couloir et Sue se prépara à violenter une nouvelle fois le bureau de Ray. Mais elle commença par bien fermer la porte donnant sur le couloir. Elle s’aperçut que sa main tremblait.
Elle se glissa alors dans le sanctuaire de Ray, hors de portée des caméras de sécurité.
Elle sortit tout d’abord une pile de dossiers du placard contre le mur – n’importe lesquels, du moment qu’elle avait quelque chose d’apparence innocente à ressortir. Puis elle alla au bureau de Ray, introduisit sa clé dans la serrure principale et ouvrit l’un après l’autre les cinq tiroirs.
Le paquet de sorties d’imprimante se trouvait dans celui en bas à gauche, celui où Ray gardait ses DingDong avant d’avoir épuisé ses réserves. Il l’a sans doute aspiré pour récupérer les miettes, le connaissant, se dit Sue. Il doit être méchamment accro. Et méchamment en manque.
Elle prit la feuille du dessus.
De : Bo Xiang, Laboratoire national de Crossbank
À : Avery Fishbinder, Laboratoire national de Blind Lake
TEXTE : Salut Ave ! Comme promis, voici quelques aperçus du matériel que nous présenterons à la conférence cette année. Désolé de ne pas pouvoir être plus explicite (je sais que tu ne veux pas être pris au dépourvu) mais on nous a empêchés d’en parler tant que tout ça n’était pas officiel. En un mot comme en cent, nous avons trouvé des traces d’une culture intelligente disparue sur HR8832/B. Je t’enverrai des copies d’écran, mais il y a une région de soulèvement basaltique dans l’hémisphère Nord, avec de l’eau très peu profonde et des îles exposées, en apparence identique aux centaines d’autres régions humides du même genre, mais avec les restes de structures d’une conception de toute évidence très élaborée, dont un lieu spécifique ou du moins une référence architecturale aux « flotteurs coralliens » ponctuant l’équateur. On ne sait toujours pas vraiment comment corréler cela avec l’absence de motilité animale ; Gossard pense à une extinction massive très loin dans le passé…
Bon sang, se réprimanda Sue, ne lis pas. Elle jeta un coup d’œil furtif à la porte. Elle était seule, mais cela pouvait changer.
Elle sortit son serveur de sa poche, contacta son nœud domestique et activa la fonction de numérisation. Le serveur, de modèle crayon, avait exactement la même largeur qu’une feuille de papier standard. Sue en promena le côté photosensible de haut en bas du document jusqu’à obtenir un bip confirmant l’intégralité du transfert. Elle passa à la page suivante. Puis à la suivante. Mais il y avait beaucoup de pages. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Bientôt 14 heures. Elle en avait peut-être pour encore vingt minutes. Voire plus.
Du calme, se recommanda-t-elle. Elle numérisa une autre page.
Assis dans le public, Chris Carmody regarda Ray se lever et s’approcher du pupitre.
Chris avait l’impression qu’il était important de jauger ce type. Une nouvelle confrontation avec Ray Scutter pouvait survenir de mille manières différentes. Et dans ce cas, Chris ne voulait pas merder.
Il y avait mille manières de merder.
Ray semblait plutôt avenant, ce jour-là. Il sourit à l’auditoire et s’installa au pupitre avec une facilité qui avait échappé à Marguerite. C’était le « charme » dont elle avait parlé, et peut-être était-ce ce charme qu’elle avait vu en lui à leur première rencontre : un sourire convaincant et des mots qui sonnaient bien. Ray commença :
« Je vais m’écarter du texte que j’avais préparé – je sais que vous nous avez demandés d’être brefs, Ari, et je promets de faire de mon mieux – pour réagir à quelques remarques de l’oratrice précédente. »
Marguerite, qui devait pourtant s’attendre à une réaction de ce genre, se tortilla sur sa chaise.
« En tant que scientifiques, dit Ray, nous devons garder entre autres choses à l’esprit que les apparences peuvent être trompeuses. Nous avons parlé de l’installation O/BEC comme s’il s’agissait d’un télescope optique hors pair. Je me permets de vous rappeler qu’il n’en est rien. À son niveau le plus fondamental, l’Œil est un ordinateur quantique fonctionnant comme un générateur d’images. Nous supposons que les images qu’il génère représentent fidèlement les événements du passé d’une lointaine planète. Peut-être. Peut-être pas. S’il obtient bel et bien de véritables informations, nous ne savons pas de quelle manière il y parvient. Les images qu’il crée correspondent aux données dont nous disposons sur UMa47/E : sa taille, son atmosphère, la distance par rapport à son étoile… À part cela, toutefois, nous n’avons aucun moyen de confirmer ce que l’Œil prétend voir. Tant que nous ne pourrons pas dupliquer et comprendre plus efficacement l’effet, nous ne pouvons que supposer assister à de véritables événements.
« Et si nous hésitons sur les conclusions que nous tirons, ce n’est pas par frilosité. Mais parce que nous ne voulons pas nous tromper. Pour cette raison, et pour beaucoup d’autres, je crois que le choix de suivre le Sujet et sa culture de près a été peu judicieux et terriblement prématuré.