« Par opposition à l’oratrice qui m’a précédé, j’aimerais vous rappeler que nous fabriquons des histoires – pardon, bâtissons des récits – sur la vie extraterrestre pour ainsi dire depuis que l’humanité existe. Est-ce génie ou sottise ? Intéressante question. Au nom de la science, un certain Percival Lowell nous a autrefois demandé de croire à des canaux et à une civilisation sur Mars. Cette méprise n’a été dissipée par la science du XXe siècle que pour se voir remplacée par la découverte prometteuse et en définitive truquée de bactéries fossiles dans un météorite martien. Examinée de plus près, Mars s’est avérée stérile de toute vie. Les microbes qu’on croyait habiter l’océan de boue tiède dans la subsurface d’Europe se sont de même révélés illusoires. Notre imagination nous devance, semble-t-il. Elle est intuitive, elle bondit en avant, et elle voit ce qu’elle a envie de voir. Un manifeste pour l’imagination n’est pas vraiment ce dont nous avons besoin, surtout en ce moment. »
Il poussa un soupir théâtral.
« Cela étant dit, et je pense qu’il fallait le dire, passons à un problème plus pressant et qui nous concerne tous de près, ici à Blind Lake.
« Il va sans dire que le blocus, baptisé quarantaine par certains, est un événement sans précédent que nous nous sommes tous efforcés de comprendre. Quarantaine est le terme qui convient, à mon avis. Plus personne ne conteste, j’imagine, qu’on nous a confinés ici non pour notre bien, mais pour la protection des gens de l’extérieur.
« Cela semble pourtant absurde, ridicule. Qu’avons-nous ici, à Blind Lake, qui puisse être considéré comme une menace ?
« Qu’avons-nous, en effet ? Certains ont suggéré qu’un danger pouvait résider dans les images mêmes que nous étudions, qu’elles pouvaient contenir un code stéganographique ou un autre message caché destructeur pour l’esprit humain. Mais nous n’avons pas vu grand-chose pour étayer cette hypothèse… à moins que vous ne vouliez prendre comme exemple le panégyrique de l’oratrice précédente. » Ray eut un sourire oblique, comme s’il avait dit quelque chose d’un peu méchant mais de très astucieux, et un rire gêné s’éleva du public. Il but une gorgée d’eau avant de continuer : « Non, je pense que nous devons concentrer nos soupçons sur le processus lui-même… sur le mécanisme O/BEC.
« Pourrait-il y avoir quelque chose de dangereux dans les cylindres O/BEC ? Nous en savons à peine assez pour répondre à cette question. Ce que nous savons, c’est que les processeurs O/BEC sont de très puissants ordinateurs quantiques d’un nouveau genre et que nous les utilisons pour développer du code réplicatif autoévolutif.
« Ces mots en eux-mêmes devraient nous donner l’alerte. Dans toutes les autres situations où nous avons essayé d’exploiter des systèmes évolutionnaires réplicatifs, nous avons été forcés de procéder avec le plus grand soin. Je fais allusion au quasi-désastre de l’année dernière au laboratoire nanotech du MIT – nous savons tous à quel point cela aurait pu être pire – et aux cultivars de riz nouveau qui ont provoqué tant de réactions histaminiques fatales en Asie au début des années 2020. »
Élaine griffonnait à toute bride sur un calepin électronique. Sébastian Vogel restait calme et attentif, tel un bouddha barbu.
« L’objection évidente est que ces événements concernaient de vrais systèmes réplicatifs dans le vrai monde, et non du code à l’intérieur d’une machine. Mais cette objection manque de perspicacité. L’écosystème virtuel des O/BEC est peut-être fini, il est en réalité énorme aussi. Littéralement des milliards de générations d’algorithmes sont itérés et moissonnés chaque jour afin de nous servir. Nous les sélectionnons à intervalles réguliers en fonction des résultats que nous désirons, mais ils continuent en permanence à se multiplier. Nous supposons qu’écrire les conditions limitatives nous confère un pouvoir divin sur nos créations. Ce n’est peut-être pas le cas.
« Bon, évidemment, nous n’avons jamais perdu un chercheur dans une embuscade montée par un algorithme. » D’autres rires : l’auditoire profane semblait aimer cela, même si les gens d’Observation et Interprétation gardaient un silence méfiant. « Et ce n’est pas ce que je sous-entends. Mais selon certains indices, dont je n’ai pas encore la liberté de parler, les installations de Crossbank ont été arrêtées quelques heures avant la mise en place de la quarantaine à Blind Lake, et il s’y est bel et bien produit quelque chose de dangereux, peut-être en rapport avec leurs machines O/BEC. »
Voilà qui était nouveau. Dans tout le public, les gens se redressèrent littéralement sur leurs sièges. Chris jeta un coup d’œil à Élaine, qui haussa les épaules : elle ne s’attendait pas à ce que Ray aborde le sujet.
Peut-être Ray n’en avait-il pas eu l’intention. Il brassa ses papiers et eut un long moment l’air dérouté.
« Cela reste à confirmer, bien entendu… »
Il mit de côté son discours écrit.
« Mais je veux revenir un instant aux affirmations de l’oratrice précédente…
— Il improvise, chuchota Élaine. Marguerite a dû marquer un point à un moment ou à un autre. Ou alors il a bu quelques verres avant de monter sur scène.
— Si je me souviens bien… C’est Goethe, je crois, qui a écrit que la nature aimait l’illusion. “La nature aime l’illusion, et ceux qui refusent de partager ses illusions, elle les punit comme punit un tyran.” Nous tenons des propos désinvoltes sur une espèce “intelligente” comme si l’intelligence était un attribut simple et facilement quantifiable. Bien sûr que non. La perception que nous avons de notre propre intelligence est faussée et idiosyncrasique. Nous nous différencions des autres primates comme si nous étions rationnels et eux sous l’emprise de pulsions purement animales. Mais les grands singes, par exemple, sont d’une rationalité quasi complète : ils cherchent de la nourriture, mangent lorsqu’ils ont faim, dorment quand ils sont fatigués, s’accouplent si le besoin et l’opportunité se présentent. Un singe philosophique pourrait bien demander quelle espèce est vraiment guidée par la raison.
« Il pourrait demander : “À quel moment nous ressemblons-nous le plus, les singes et les hommes ?” Pas quand nous mangeons, dormons ou déféquons, puisque chaque animal fait tout cela. Les hommes s’avèrent uniques lorsqu’ils produisent des outils élaborés, composent des opéras, partent en guerre pour des raisons idéologiques ou expédient des robots sur Mars : seuls les êtres humains font cela. Nous imaginons notre futur et contemplons notre passé, personnel ou commun. Mais à quel moment un grand singe passe-t-il en revue les événements de sa journée ou imagine-t-il un avenir radicalement différent ? La réponse évidente est : quand il rêve. »
Chris regarda Marguerite sur la scène. Elle semblait aussi surprise que quiconque. Ray était maintenant secoué, mais il avait entamé un scénario qui disposait de sa propre et puissante inertie.
« Quand il rêve. Quand le singe rêve. Endormi, il ne raisonne pas mais rêve les rêves qui permettent la raison. Dans ses rêves, le singe s’imagine chassé ou chasseur, nourri ou affamé, effrayé ou en sécurité. En réalité, il n’est rien de tout cela. Il court ou il souffre de la faim dans un modèle fragmentaire du monde entièrement de sa projection. Un comportement humain ! Tout à fait humain. Vous, pourrait dire ce singe philosophique, vous êtes les hominidés qui rêvent durant la journée. Vous ne vivez pas dans le monde. Vous vivez dans votre rêve du monde.