« Les rêves infusent notre existence. Nos plus anciens ancêtres ont appris à jeter un épieu, non sur un animal en train de courir, mais sur l’endroit où cet animal en train de courir se retrouverait lorsque l’épieu aurait traversé les airs à une certaine vitesse. Nos ancêtres sont arrivés à cela par l’imagination, non par des calculs. Autrement dit : en rêvant. Nous rêvons l’avenir de l’animal et nous lançons l’épieu sur ce rêve. Nous rêvons des images du passé dont nous nous servons pour projeter et corriger nos propres actions futures. Et comme stratagème évolutionnaire, nos rêves ont eu un succès phénoménal. En tant qu’espèce, le rêve nous a permis de sortir de l’impasse de l’instinct pour accéder à un tout nouvel univers de comportements inexplorés.
« Nous l’avons fait avec une efficacité telle, à mon avis, que nous en avons oublié la vérité fondamentale qui est que nous rêvons. Nous confondons ce rêve avec la raison. Mais le singe raisonne aussi. Ce que le singe ne fera pas, c’est rêver les idéologies, rêver le terrorisme, rêver les dieux vindicatifs, l’esclavage, les chambres à gaz, les remèdes mortels aux problèmes oniriques. Les rêves sont généralement des cauchemars. »
Le public était perdu. Ray ne semblait plus s’en soucier. Il ne parlait plus qu’à lui-même, pourchassant une idée dans un labyrinthe que lui seul voyait.
« Mais il y a des rêves desquels, en tant qu’espèce, nous ne pouvons pas nous réveiller. Nos rêves sont les rêves qu’aime la nature. Nos rêves sont épigénétiques et ils ont servi d’une manière remarquable notre génome. En quelques centaines de milliers d’années, nous avons accru notre nombre de quelques sous-espèces hominoïdes localisées à une population de huit ou dix milliards dominant la planète. Si nous raisonnons à l’intérieur des limites de nos rêves de plein jour, la nature nous récompense. Si nous raisonnions de manière aussi simpliste et directe que les singes, nous ne serions pas plus nombreux qu’eux.
« Mais nous avons maintenant effectué quelque chose de nouveau. Nous avons construit des machines qui rêvent. Les images générées par les appareils O/BEC sont des rêves. Fondés, nous disons-nous, sur le monde réel, mais ce ne sont pas des images télescopiques au sens traditionnel. Lorsque nous regardons dans un télescope, nous voyons avec l’œil humain et interprétons avec un esprit humain. Lorsque nous regardons une image O/BEC, nous voyons ce qu’une machine en train de rêver a appris à rêver.
« Cela ne veut pas dire que ces images n’ont aucune valeur ! Seulement que nous ne pouvons pas les accepter telles quelles. Et nous devons nous poser une autre question. Si notre machine peut rêver avec plus d’efficacité qu’un être humain, qu’est-elle capable de faire d’autre ? Quels autres rêves pourrait-elle bien avoir, peut-être à notre insu ?
« Les organismes que nous étudions ne sont peut-être pas les habitants d’une planète rocheuse en orbite autour de l’étoile Ursa Majoris 47. Les espèces extraterrestres sont peut-être bien les appareils O/BEC eux-mêmes. Et le pire… le pire… »
Il s’interrompit, prit son verre d’eau et le vida. Il avait le visage rouge.
« Ce que je veux dire, c’est : comment s’éveille-t-on d’un rêve qui active votre conscience ? En mourant. C’est le seul moyen. Et si l’entité O/BEC – appelons-la comme ça – est devenue un danger pour nous, il faut peut-être que nous la tuions. »
Vers l’avant, une petite voix cria : « Tu ne peux pas faire ça ! »
Une voix d’enfant. Chris reconnut Tess, qui venait de se dresser au pied de la scène.
L’air abasourdi, Ray baissa les yeux vers sa fille. Il ne sembla pas la reconnaître. Lorsqu’il y parvint, il lui fit signe de s’asseoir en disant : « Désolé. Désolé. Mes excuses pour cette interruption. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous montrer sentimentaux. Nos vies sont en jeu. Nous sommes peut-être, en tant qu’espèce… » Il s’essuya le front de la main. Le véritable Ray a pris le dessus, pensa Chris, et ce n’est pas un spectacle agréable. « Nous sommes peut-être des machines à rêver débridées, capables de ravages considérables, mais nous devons nous montrer fidèles à notre génome. Notre génome est ce qui produit un rêve tolérable à partir des mathématiques sans valeur et rigoureusement précises de l’univers dans lequel nous habitons… Que verrons-nous, si nous nous réveillons vraiment ? Un univers qui chérit la mort bien davantage que la vie. Ce serait idiot, complètement idiot de renoncer à notre primauté pour un nouvel ensemble de chiffres, un autre système dissipatif non linéaire étranger à notre mode de vie… »
Un homme peut sourire et sourire, et être un scélérat, avait écrit Shakespeare. Chris comprenait cela. C’était une leçon qu’il aurait dû apprendre bien plus tôt. S’il l’avait apprise à temps, peut-être sa sœur Portia serait-elle encore en vie.
« Arrête de parler comme ça ! » cria Tess d’une voix stridente.
Ray sembla alors s’éveiller et réaliser qu’il avait agi de manière bizarre, qu’il s’était rendu ridicule en public. Son visage était rouge brique.
« Ce que je veux dire… »
Le silence s’éternisa. Des murmures naquirent dans l’auditoire.
« Ce que je veux dire… »
Ari Weingart fit un pas hors des coulisses côté jardin.
« Je suis désolé, dit Ray. Je m’excuse si j’ai dit quelque chose… si je n’ai pas parlé comme il faut. Cette réunion… »
Il agita la main, expédiant le verre vide sur le sol de la scène, où il se brisa de manière spectaculaire.
« Cette réunion est terminée, grogna Ray dans le micro. Vous pouvez tous rentrer chez vous. »
Il sortit dans les coulisses. Sébastian Vogel se mit à chuchoter à toute vitesse dans son serveur de poche. Marguerite se précipita en bas de la scène pour réconforter sa fille.
Sue Sampel venait de remettre les sorties d’imprimante dans l’ordre lorsque son serveur sonna.
Le bip sembla emplir tout le silence du bureau de Ray. Sue sursauta et la moitié de la liasse lui échappa des mains pour aller s’éparpiller par terre.
« Merde ! » Elle sortit la baguette téléphonique de sa poche. « Oui ? »
C’était Sébastian. Ray venait de sortir de scène. L’air en rogne. Il pouvait se rendre n’importe où.
« Merci, dit Sue. Retrouve-moi devant l’entrée dans cinq minutes. » Elle ramassa les papiers – ils s’étaient répandus en un grand cercle, et une partie avait glissé sous le bureau – et les remit plus ou moins en ordre. Pas le temps de peaufiner. Même si Ray n’était pas entré en beuglant, Sue avait les nerfs tendus à se rompre. Elle remit les papiers dans le tiroir, referma à clé, sortit du bureau de Ray, rassembla les affaires qu’elle avait laissées sur la table, puis se précipita dans le couloir en tirant la porte derrière elle.
Le trajet en ascenseur prit à peu près une éternité, mais il n’y avait personne dans le hall d’entrée et Sébastian l’attendait déjà devant le bâtiment. Elle plongea dans la voiture en disant : « Démarre ! démarre ! »
Le vent avait forci depuis le matin. Sur les grandes prairies entre la ville de Blind Lake et les tours de refroidissement de l’Œil, la neige se remit à tomber.
Vingt-trois
Ray Scutter quitta la salle de conférences sans destination précise et inspira de grandes goulées d’air glacé lorsque les portes se refermèrent dans son dos. Échangeant douleur contre lucidité.