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Vingt-six

Quand il ne réglait pas les problèmes de l’Œil, Charlie Grogan habitait un deux-pièces à deux pâtés de maisons au nord de Hubble Plaza.

Charlie dormait dans la chambre, son vieux chien Boomer dans un nid de couvertures en coton dans un coin de la cuisine. Le carillon les réveilla en même temps, mais Boomer fut le premier debout.

Arraché à un rêve confus sur le Sujet, Charlie attrapa son serveur de poche et pressa la touche de connexion avec l’entrée de l’immeuble.

« Qui est là ?

— Ray Scutter. Mes excuses, je sais qu’il est tard. Désolé de vous déranger, mais il s’agit en quelque sorte d’une urgence. »

Ray Scutter, en bas de chez lui dans la plus vilaine tempête de l’hiver. Au beau milieu de la nuit. Charlie secoua la tête. Il n’était pas prêt à réfléchir sérieusement. « Ouais, d’accord, montez », dit-il en déverrouillant la porte de la copropriété.

Il avait enfilé à la hâte chemise, pantalon et chaussettes lorsque Ray atteignit sa porte. Toute cette activité nocturne déboussolait Boomer, et Charlie dut lui ordonner de se tenir tranquille quand Ray entra dans l’appartement. Le chien renifla les genoux du visiteur avant de s’éloigner d’une démarche traînante et empruntée.

Ray Scutter. Si Charlie connaissait l’administrateur exécutif de vue, il ne lui avait jamais parlé en tête à tête. Il n’était pas allé non plus assister au discours de Ray à la mairie, plus tôt dans la journée, mais le bruit courait que cela avait été un désastre. Charlie se montrait tolérant avec ce genre de choses : il détestait prendre la parole en public et savait avec quelle facilité les mots vous manquaient dans cette situation.

« Vous pouvez accrocher votre pardessus dans la penderie, dit Charlie. Asseyez-vous. »

Ray ne fit ni l’un ni l’autre. « Je ne vais pas rester, dit-il. Et j’espère que vous allez m’accompagner.

— Pardon ?

— Je sais que cela paraît bizarre. Monsieur Grogan… Charlie, je crois ?

— Charlie ira très bien.

— Charlie, je suis ici pour vous demander de l’aide. »

Quelque chose dans la voix de Ray dérangea Boomer, qu’on entendit gémir dans la cuisine. Charlie fut plus troublé par son aspect : le costume fripé, les cheveux ébouriffés, et le visage marqué par ce qui ressemblait à des égratignures toutes récentes.

Beaucoup de rumeurs couraient sur Ray Scutter, qu’on disait nul comme directeur, et un vrai connard. Mais Charlie ne tenait aucun compte de ce genre de racontars. De toute manière, le patron était le patron. « Dites-moi en quoi je peux vous être utile, monsieur Scutter.

— Vous disposez d’un transpondeur passe-partout pour l’Œil, je crois ?

— En effet, mais…

— Je veux juste visiter les lieux.

— Pardon ?

— Je sais que cela sort de l’ordinaire. Je sais aussi qu’il est 4 heures du matin. Mais j’ai des décisions à prendre, Charlie, et je ne veux pas les prendre avant d’avoir inspecté moi-même les installations. Je ne peux pas vous en dire davantage.

— Monsieur Scutter, dit Charlie, il y a l’équipe de nuit. Je ne suis pas sûr que vous ayez besoin de moi. Je vais juste appeler Anne Costigan qui…

— N’appelez personne. Je ne veux pas que les gens sachent que j’arrive. Ce que je veux, c’est aller là-bas, juste vous et moi, pour faire un petit tour discret et voir ce qu’il est possible de voir. Si quelqu’un se plaint, si Anne Costigan se plaint, j’en prendrai la responsabilité. »

Tant mieux, se dit Charlie, puisque c’est de ta responsabilité. Il se rendit à contrecœur dans le couloir décrocher sa parka de la patère.

La tournure prise par les événements déplaisait à Boomer, qui gémit derechef et partit en direction de la chambre, sans doute pour trouver un coin chaud dans le lit de Charlie. Boomer était un chien opportuniste.

Ils prirent la voiture de Ray, un petit véhicule courtaud pourvu de nombreuses options pour la conduite par mauvais temps. L’automobile s’en sortait plutôt bien, dans la neige, avec ses microprocesseurs qui contrôlaient chaque roue et trouvaient de l’adhérence là où il n’y aurait pas dû en avoir. La vitesse restait néanmoins modérée. La neige tombait comme des sacs de confettis mouillés, presque trop drue pour que les essuie-glaces arrivent à dégager le pare-brise. Il ne restait dans cette opacité d’espace et de temps d’autres points de repère que les lampadaires, bougies passant dans l’obscurité avec une régularité de métronome.

Dans l’espace restreint de l’habitacle, Ray dégageait une odeur plutôt acre. Sa sueur possédait une étrange nuance acétique, déplaisante, avec tout en dessous quelque chose de cuivré, le genre d’odeur qu’on remarque avec les dents du fond. Charlie essaya d’imaginer une manière d’entrouvrir une fenêtre au milieu de la tempête de neige sans insulter Ray.

Ray parla un peu en conduisant. On ne pouvait vraiment qualifier leur échange de conversation, Charlie ne disposant que de maigres munitions pour l’alimenter. « Si vous me disiez ce que vous cherchez à l’Œil, monsieur Scutter, dit-il à un moment, je pourrais peut-être vous aider à le trouver. »

Mais Ray secoua la tête. « Je vous fais confiance et je comprends votre curiosité, mais il ne m’est pas permis d’en discuter. »

Ray étant plus ou moins le patron de Blind Lake depuis le blocus, Charlie l’aurait cru libre de discuter de tout ce qu’il voulait. Mais il n’insista pas. Il s’aperçut qu’il avait peur de Ray Scutter, et pas seulement à cause de sa supériorité hiérarchique. Ray dégageait des vibrations très bizarres.

Charlie trouva que les petites taches sur son pardessus et son pantalon ressemblaient à du sang séché.

« Vous travaillez depuis longtemps avec les processeurs O/BEC, affirma Ray.

— Tout à fait. Depuis Gencorp. J’ai d’ailleurs connu le Dr Gupta à l’époque de Berkeley Lab.

— Vous êtes-vous jamais demandé, Charlie, ce que nous avons réveillé en construisant l’Œil ?

— Pardon ?

— En construisant ce putain d’énorme espace de phase mathématique que nous avons peuplé de code automodifiant ?

— J’imagine qu’on peut voir ça aussi de cette manière.

— Il n’existe dans l’univers aucun phénomène qu’on ne puisse décrire en termes mathématiques. Tout est calcul, Charlie, y compris vous et moi : nous ne sommes que des petits calculs isolés, de l’eau et des minéraux exécutant des instructions de reproduction vieilles d’un million d’années.

— C’est un point de vue bien sombre.

— Dit le singe en redoutant une menace.

— Pardon ?

— Rien. Désolé. Je manque un peu de sommeil.

— Je connais ça », dit Charlie, même s’il se sentait plus réveillé que jamais.

Ray parvint d’une façon ou d’une autre à garder la voiture sur la route. Charlie ressentit un soulagement immense en voyant le poste de garde se profiler sur la gauche. Il se demanda sur qui était tombé le tour de garde par une nuit – ou un matin – aussi épouvantable. Il eut bientôt la réponse : Nancy Saeed. Elle scanna le passe-partout de Charlie et s’aperçut avec une surprise manifeste de la présence de Ray Scutter. Ancienne de la Marine, elle esquissa même un salut en le voyant.

Quelques instants plus tard, Ray se garait près de l’entrée principale. L’avantage d’arriver tôt : on trouvait une bonne place de parking.

Charlie escorta Ray jusque dans son bureau, où ils déposèrent leurs manteaux. Charlie avait si souvent fait visiter le complexe à des dignitaires et des VIP que c’en était devenu une routine. Introduction et instructions dans son bureau, puis la visite proprement dite. Mais ce n’était pas le numéro de cirque habituel. Loin de là.