Выбрать главу

Elle passe un bras sous le corps de Léo. Il ne pèse rien. Elle parvient à déposer sa tête sur le sol et, dans un effort démesuré, à se mettre à genou. Maintenant le silence est revenu, presque palpable. Elle respire par à-coups, comme une femme qui accouche. Un long filet de salive coule de la commissure de ses lèvres. Sans tourner la tête, elle regarde dans le vide : elle cherche une présence. Elle pense : il y a quelqu’un ici, dans l’appartement, quelqu’un qui a tué Léo, quelqu’un qui va me tuer moi aussi.

À cet instant, la sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Une nouvelle décharge électrique lui traverse le corps de bas en haut. Elle cherche autour d’elle. Trouver quelque chose, vite… La lampe de chevet. Elle la saisit, tire d’un coup sec. Le fil électrique cède et elle avance dans la pièce, lentement, en direction de la sonnerie, un pas après l’autre, elle tient la lampe comme une torche, comme une arme, sans se rendre compte du dérisoire de la situation. Mais il est impossible d’entendre la moindre présence avec ce téléphone qui rugit, qui hurle, sans varier, avec cette sonnerie qui vrille l’espace, mécanique, obsédante. Elle est à la porte de la chambre lorsque brutalement le silence se fait. Elle s’avance et brusquement, sans savoir pourquoi, elle est certaine qu’il n’y a personne dans l’appartement, qu’elle est seule.

Sans même réfléchir, sans hésiter, elle pousse jusqu’au bout du couloir, vers les autres pièces, sa lampe en berne à bout de bras, le fil traînant au sol. Elle revient vers le salon, entre dans la cuisine puis en ressort, ouvre des portes, toutes les portes.

Seule.

Elle s’écroule dans le canapé et lâche enfin la lampe de chevet. Sur son tee-shirt les vomissures semblent fraîches. Le dégoût la saisit de nouveau. D’un geste, elle ôte le tee-shirt, le jette par terre, se relève aussitôt et s’avance jusqu’à la chambre de l’enfant. La voici maintenant, adossée au chambranle, regardant le petit corps mort couché sur le côté, les bras croisés sur ses seins nus, pleurant tout doucement… Il faut appeler. Ça ne sert plus à rien, mais il faut appeler. La police, le Samu, les pompiers, on appelle qui dans ces cas-là ? Mme  Gervais ? La peur lui mord le ventre.

Elle voudrait bouger mais elle ne peut pas. Mon Dieu, Sophie, dans quel merdier tu t’es mise ? Comme si ça ne suffisait pas déjà… Tu devrais partir tout de suite, là maintenant, avant que le téléphone sonne à nouveau, avant que la mère, inquiète, d’un coup de taxi ne débarque ici avec ses cris, ses larmes, la police, les questions, les interrogatoires.

Sophie ne sait plus quoi faire. Appeler ? Partir ? Elle a le choix entre deux mauvaises solutions. C’est toute sa vie, ça.

Elle se redresse, enfin. Quelque chose en elle s’est décidé. Elle se met aussitôt à courir dans l’appartement d’une pièce à l’autre en pleurant, mais ses gestes sont désordonnés, ses déplacements sans objet, elle entend sa propre voix qui geint comme celle d’une enfant. Elle tente de se répéter : « Concentre-toi, Sophie. Respire et tâche de penser. Il faut t’habiller, te laver le visage, prendre tes affaires. Vite. Et partir. Tout de suite. Rassemble tes affaires, fais ton sac, dépêche-toi. » Elle a tellement couru à travers toutes les pièces qu’elle est un peu désorientée. Quand elle passe devant la chambre de Léo, elle ne peut s’empêcher de s’arrêter une fois encore et ce qu’elle voit en premier, ce n’est pas le visage figé et cireux de l’enfant mais son cou et le lacet marron dont l’extrémité serpente sur le sol. Elle le reconnaît. C’est celui de ses chaussures de marche.

3

Il y a des choses dont elle ne se souvient plus, dans cette journée. Ce qu’elle revoit ensuite, c’est l’horloge de l’église Sainte-Élisabeth marquant 11 h 15.

Le soleil donne à plein et ses tempes battent à tout rompre. Sans compter l’épuisement. L’image du corps de Léo l’envahit à nouveau. C’est comme si elle se réveillait une seconde fois. Elle tente de se raccrocher… à quoi… Une vitre sous sa main. Une boutique. Le verre est froid. Elle sent des gouttes de sueur couler sous ses aisselles. Glacées.

Qu’est-ce qu’elle fait là ? Et d’abord, où est-elle ? Elle veut regarder l’heure mais elle n’a plus sa montre. Elle était pourtant sûre de l’avoir… Non, peut-être pas. Elle ne se souvient plus. Rue du Temple. Bon Dieu, il ne lui a pas fallu une heure et demie pour venir jusqu’ici… Qu’est-ce qu’elle a fait de tout ce temps ? Elle est allée où ? Et d’abord, Sophie, où vas-tu ? Tu as marché depuis la rue Molière jusqu’ici ? Tu as pris le métro ?

Le trou noir. Elle sait qu’elle est folle. Non, elle a besoin de temps, c’est tout, d’un peu de temps pour se concentrer. Voilà, c’est ça, elle a dû prendre le métro. Elle ne sent plus son corps mais seulement la sueur qui coule le long de ses bras, des gouttes qui ruissellent, lancinantes, et qu’elle éponge en plaquant son coude contre son corps. Elle est habillée comment ? Est-ce qu’elle a l’air d’une folle ? La tête trop pleine, bourdonnante, des images en pagaille. Réfléchir, faire quelque chose. Mais quoi ?

Elle croise sa silhouette dans une vitrine et elle ne se reconnaît pas. Elle pense d’abord que ça n’est pas vraiment elle. Mais non, c’est bien elle, seulement, il y a quelque chose d’autre… Quelque chose d’autre, mais quoi ?

Elle jette un œil sur l’avenue.

Marcher et tenter de réfléchir. Mais ses jambes refusent de la porter. Il n’y a plus que sa tête qui fonctionne encore un peu, dans un bourdonnement d’images et de mots qu’elle tente de calmer en reprenant sa respiration. Sa poitrine est serrée comme dans un étau. Tandis que d’une main elle s’appuie sur la vitrine, elle tente de rassembler ses pensées.

Tu t’es enfuie. C’est ça, tu as eu peur et tu t’es enfuie. Quand on va découvrir le corps de Léo, on va te chercher. On va t’accuser de… Comment dit-on ? Un truc avec « assistance »… Concentre-toi.

En fait, c’est simple. Tu avais la garde de l’enfant et quelqu’un est venu le tuer. Léo…

Là, tout de suite, elle n’a pas d’explication au fait qu’elle a trouvé la porte de l’appartement fermée à double tour lorsqu’elle s’est enfuie. Cette explication, elle la trouvera plus tard.

Elle lève les yeux. Elle connaît cet endroit. C’est tout près de chez elle. Voilà, c’est ça, tu t’es enfuie et tu rentres chez toi.

Venir ici est une folie. Si elle avait toute sa tête, jamais elle ne serait revenue jusqu’ici. On va la chercher. On doit déjà la chercher. Une nouvelle vague de fatigue la terrasse. Un café, là, à droite. Elle entre.

Elle va s’installer dans le fond de la salle. Intense effort de réflexion. D’abord se situer dans l’espace. Elle est assise dans le fond et fixe fébrilement le visage du garçon qui s’approche, son regard fait rapidement le tour de la salle pour voir par quelle trajectoire elle pourra se ruer vers la sortie si… mais il ne se passe rien. Le garçon ne pose pas de question, il se contente de la regarder d’un air blasé. Elle commande un café. Le garçon rebrousse chemin vers le comptoir d’un pas fatigué.

Voilà, d’abord se fixer dans l’espace.

Rue du Temple. Elle est à… voyons, trois, non, quatre stations de métro de chez elle. Voilà, quatre stations : Temple, République, un changement et puis… Quelle est la quatrième station, bon Dieu ! Elle y descend tous les jours, elle a emprunté cette ligne des centaines de fois. Elle en revoit nettement l’entrée, l’escalier avec ses rampes de fer, le kiosque à journaux juste au coin avec ce type qui dit toujours : « Putain, quel temps, hein ? »… Merde !