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Depuis la même époque.

Et il y en aurait tant qu’il y aurait des hommes, aussi longtemps que la vermine se reproduirait, et Katz lui-même n’avait pas échappé à la règle.

Il s’était reproduit…

Il faisait nuit. Katz mangeait des tripes à la mode de Caen. Il avait lu, sur le menu: tripes à la mode de Caen, et il en avait commandé. C’était un bistrot pas cher et il y avait commandé des tripes. Il y avait d’autres gens, à d’autres tables, seuls comme lui ou à plusieurs, mais presque pas de bruit, sauf le flipper, plus loin, et un flipper, ce n’est pas du bruit, tout au plus un fléau inévitable, presque pas de conversations, des habitués.

Des voitures roulaient, de l’autre côté de la vitre.

Katz n’avait pas retiré ses Ray-ban. Il n’en avait pas éprouvé la nécessité. Il n’avait pas ouvert l’enveloppe: il n’en avait pas besoin. Le coup avait rapporté quarante unités, sa part s’élevait à dix pour cent. Katz ne cachait pas ses yeux, il n’aimait pas qu’on les voie. Katz ne s’était pas toujours appelé Katz. Il avait eu un nom, un prénom. Des prénoms. Il était né quelque part. À cause de tout cela, il avait un passé, un âge. Il n’avait plus d’âge et tout le monde dans la boîte et dans la rue l’appelait Katz. Il avait eu aussi une autre gueule.

Katz, avec sa nouvelle gueule, ça collait très bien. Très, très bien. Il appela la serveuse, repoussant son assiette.

— Un café serré et un scotch. S’il vous plaît.

Elle se pencha.

— Un baby? Vous n’avez pas aimé?

— Un double.

— Vous n’avez pas aimé?

— Un double… (Il baissa un peu les lunettes et elle vit ses yeux. Ils étaient marron clair, plus tristes qu’elle s’y fût attendue.) Non, je n’ai pas aimé.

Elle s’éloigna.

Katz soupira légèrement, sortit le livre de sa poche… Un double scotch. Deux doubles scotches… Il choisit une page au hasard. Il n’avait pas vraiment besoin de la lire, il la savait par cœur. Ça ne servait à rien de la lire. Ça ne servait à rien de parler. La femme revint avec son plateau. Elle était grande, bien faite, avec des yeux très gris, une espèce de fragilité, et en dépit de sa taille beaucoup de grâce dans les gestes pour desservir la table, disposer la tasse et le verre là où elle avait auparavant retiré les miettes et aplani la nappe de papier avec sa paume gauche. Elle allait s’en retourner.

— Merci, dit Katz doucement.

Il remit le livre dans sa poche, sirota le café sans sucre.

Dehors, un peu plus haut dans la rue, les trois hommes l’attendaient.

Il but son whisky avec lenteur.

Vic avait raison: il était rincé.

CHAPITRE II

Il était adossé à la pierre froide du porche, dans le renfoncement. Les hommes n’étaient pas trois, mais quatre. Une longue voiture noire stationnait plus loin, tous feux éteints, on ne distinguait rien à travers les vitres teintées, et son immobilité seule était menaçante. Une voiture était faite pour rouler, son moteur pour aboyer, ses freins pour hurler: elle était arrivée au ralenti, s’était pour ainsi dire couchée le long du trottoir comme un grand fauve placide. Sans à-coup. Elle n’avait plus bougé.

Katz ne pouvait pas s’empêcher de la trouver belle.

Si le dispositif était bien monté, il devait y avoir d’autres hommes, en bas de la rue. C’est comme ça qu’il aurait fait, lui: une équipe en haut, une autre en bas, une voiture puissante et rapide, BMW ou Mercedes. Maxou lui avait dit un coup qu’il était fait: «Katz, un jour t’iras trop loin… Tu passeras la ligne. Alors ça sera fini pour toi.» Maxou était mort sur un braquage, dans ses bras, place Vendôme, scié en deux au pistolet mitrailleur.

Il avait crié «Halte! Police!» et s’était fait scier en deux.

Il avait doublé la ligne avant Katz. Chacun son tour.

La femme surgit de l’ombre.

Elle avait passé un long manteau et s’était arrangé les cheveux.

— Vous m’attendiez?

— Non, dit Katz.

— Ça fait une bonne heure que vous êtes sorti.

— Oui, dit Katz.

— Et vous ne m’attendiez pas?

Il secoua la tête. Il ne l’attendait pas. Au vrai, il ne se souvenait même plus qu’elle existât. Elle faisait partie de ces ombres qu’il croisait, et ces ombres avaient une vie, une consistance, une histoire, qui n’étaient pas la sienne. Katz la regarda, pour autant qu’il pouvait distinguer ses traits hésitants dans la pénombre. Elle avait les pommettes hautes, des cheveux très sombres, et une bouche large et expressive. Elle lui prit familièrement le coude:

— Raccompagnez-moi. Vous avez une voiture, n’est-ce pas?

— Non, dit Katz.

Il se dégagea.

— Espèce de pédé! cracha la femme.

Il entendit décroître le claquement rageur de ses talons, sur le trottoir. La vie était faite de ce genre de bruits. Katz aussi avait passé la ligne. Il avait son .357 réglementaire dans l’étui, la poche doublée de cuir pleine de cartouches en vrac… Katz était invulnérable. Le meilleur dispositif avait sa faille. Ils avaient bouclé la rue. On ne boucle pas toutes les rues. Il s’enfonça dans la pénombre du porche, sans plus de bruit qu’un chat aux aguets, pénétra dans une cour étroite et haute comme un puits; une fenêtre, de l’autre côté, luisait vaguement au premier.

Katz manqua s’étaler sur un tas d’ordures.

*

L’homme était jeune: vingt ans tout au plus. Il tentait de faire écran à la jeune fille couchée sur le lit, les draps sous le menton. Katz balaya la pièce du long canon de son revolver, Katz, la terreur des teen-agers en train de tirer un coup, il y avait des piles de disques et de bouquins, des relents de shit, de lourdes tentures passées aux fenêtres.

— Prenez ce que vous voulez, mais nous tuez pas, implora le jeune homme.

Katz s’approcha d’une fenêtre, écarta le tissu.

— Tu as une bagnole?

— Non, fit le jeune homme, non, non.

Katz remonta le chien du revolver.

— Non! cria le jeune homme.

Katz ouvrit la fenêtre, sans cesser de les braquer. C’était jouable. Il y avait un pavillon de voiture qui allait souffrir, mais c’était jouable. Le policier se retourna, sortit des billets de banque de sa poche, les jeta par terre, aux pieds du jeune homme éberlué, lui expliqua:

— Tu feras réparer la lourde…

Le verrou pendait de guingois au bout des vis arrachées, il y avait des éclats de bois un peu partout sur le parquet, éclatés du chambranle. Katz remit le revolver à l’étui. Il avait déjà escaladé la fenêtre, se retourna une dernière fois:

— Vous m’avez jamais vu. Vous avez fait un mauvais rêve. Ça arrive à tout le monde, de faire un mauvais rêve…

Il s’élança dehors, se catapultant avec les bras, comme des centaines de fois à l’exercice, s’écarter au maximum, il ne tomba pas, sauta et ses pieds rencontrèrent le métal qui ploya, plia les genoux et roula comme il l’avait fait des centaines de fois, se récupéra au sol, accroupi en appui sur la pointe des pieds et le bout des doigts, le corps ramassé et prêt à bondir, le souffle à peine retenu.

Katz…

À leur place, il aurait mis aussi une voiture derrière, à tout hasard.