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— Elle est partie…

— Oui, dit l’homme depuis la porte.

Lantier reposa ce qu’il avait entre les doigts, d’autres fontaines, des visages, une reproduction du Caravage, une grille de mots fléchés. Une heure et demie du matin: l’inspecteur principal Rodriguez dessinait. Debout contre un gros poste stéréo, l’Eurosignal, à la poignée de fenêtre le .357 réglementaire, renversé dans un étui d’aisselle.

Lantier se retourna brusquement:

— Comment ça fait?

— Trop frais.

— Bien sûr, fit Lantier.

— Plus tard…

— Non, coupa Lantier. Et Katz?

Rodriguez se redressa.

— Conduit dans le dix-huitième. Il en avait pour vingt minutes et ça a duré vingt minutes. Il est revenu, on est rentrés à la boîte.

Lantier esquissa un sourire. Il commençait à se déplumer et souffrait de l’estomac. La femme s’était contentée d’un chateaubriand et il avait suivi. Elle avait choisi un grand bordeaux. Le sourire de Katz était aussi incolore que ses yeux. Il dit, doucement:

— Ne me prenez pas pour un cornichon, Rodriguez. Je vous ai collé sur le dos de Katz. Vous êtes pendu à ses basques. Vous fonctionnez à deux. Vous êtes Katz. (Il s’anima un peu.) Pas pour que vous me racontiez ces conneries de pied-plat. Où est-il allé? Qu’a-t-il fait? Qui a-t-il vu? Pourquoi? Vous êtes son ombre…

Rodriguez secoua la tête. Il dit, d’une voix traînante:

— Et s’il l’avait perdue, son ombre?

— S’il l’a perdue, je vous débarque.

— Il en avait pour vingt minutes…

— … Dans le dix-huitième, railla Lantier. (Il hurla:) Vous vous foutez de moi, nom de Dieu? Où?

— Aucune idée…

— Où l’avez-vous laissé dans le dix-huitième?

— À un coin de rue.

— Quelle rue?

Rodriguez secoua lentement la tête. Il décida:

— Vous pouvez me débarquer.

— Imbécile, murmura Lantier.

Il se dirigea vers son interlocuteur qui barrait la porte.

Les deux hommes se mesurèrent du regard et Rodriguez se détourna.

— Il a compris le coup de l’ombre, patron… Katz a toujours travaillé en solo, et un beau jour on lui fout un type sur les bretelles. Vous pourrez en mettre un autre, et encore un autre… Ça sera pareil. Il le promènera, comme il me promène. C’est un soliste…

— Bien sûr, murmura Lantier.

Il sourit de nouveau, plus intérieur.

— Je n’aime plus ce métier, Rodriguez. Je n’aime pas les raisons de pied-plat. Trop tard pour changer. On se donne des raisons… Celles qui arrangent. Un jour, il faudra regarder la déchirure, bien en face, la mesurer, en long, en large et en travers… Katz a votre âge, trente-sept ans, vous dessinez et il lit…

— Il lisait.

Lantier reboutonna sa veste. Il annonça:

— La femme a remis le couvert… Rédigé un rapport.

Rodriguez lâcha le chambranle.

— Pourquoi?

Lantier lui passa devant. Le .357 faisait une bosse très indiscrète contre son flanc gauche. Il tourna à peine la tête.

— Pour des raisons de pied-plat. Ne le perdez plus: allez bouffer avec lui, allez chier et baiser avec lui, mais ne le perdez plus! Plus une seconde. Il ne vous a rien dit?

Rodriguez sourit.

— Katz ne parle pas, dit-il d’un ton de reproche.

— À croire qu’il est contagieux, grinça Lantier.

Il sortit. Il était sur le trottoir. Il alluma une cigarette. Ses doigts tremblaient. Il avait violemment envie de dégueuler. Il inspira un grand coup et se dirigea à pas lents vers sa voiture. Elle avait des yeux étranges, très foncés lorsqu’elle était en colère, plus clairs et presque doux lorsqu’elle paraissait penser à autre chose, ou s’en foutre. Peut-être suffisait-il de mériter son indifférence? Lorsqu’elle lui parlait de Katz, ses yeux étaient comme deux canons de fusil juxtaposés, insondables comme une nuit trop noire, glacée. Lantier déverrouilla la portière, s’enfonça dans le siège.

Il tourna plus d’une heure sur le périphérique, parfois très vite, parfois plus lentement. Le vent venait de l’ouest. Il allait pleuvoir. Il essayait de se rappeler ses paroles, ce qu’elle avait dit, exactement, au mot à mot, et il n’y parvint pas, qu’il fallait le tirer de là, avant qu’il soit trop tard, quelque chose dans ce goût-là, qu’il fallait le sortir, avant qu’il fasse une connerie, tellement grosse que personne ne pourrait plus rien pour lui.

Ce n’étaient pas ses mots à elle. Ses mots, il ne s’en souvenait pas.

Elle était très belle.

Il s’en souvenait.

Pas de petit ami attitré, rien, impeccable comme une laque du matin sur un ciel bien tendu, rien dans le dossier. Lantier avait un dossier sur elle. Il en avait un sur Katz, un autre sur Rodriguez… Il y avait quelque chose d’entomologique dans sa passion des dossiers, des photos au téléobjectif, plusieurs relevés de comptes, des articles de journaux, une communication qu’elle avait faite dans un bulletin médical…

Lantier avait un dossier sur lui-même.

Il n’était ni plus épais, ni plus consistant que les autres.

Il décrocha porte d’Orléans, se perdit par habitude dans des ruelles coutumières. Rentra la voiture dans le parking souterrain. On lui avait laissé un message sur le répondeur. Il l’écouta debout, la veste entre les doigts.

Rodriguez n’avait rien d’un imbécile.

Katz non plus…

Il se passa les doigts sur la figure, jeta sa veste sur le divan, entreprit de retirer son revolver de l’étui.

Avant qu’il ne soit trop tard.

Elle avait bien dit: avant qu’il ne soit trop tard…

CHAPITRE IV

La pièce tenait du bureau moderne, du living et du musée, à cause des vitrines, un peu partout. Malek était vautré dans un fauteuil de cuir, un verre de bière à la main, avec un air nonchalant et il examinait les masques, des trucs en jade qui valaient une petite fortune à en croire Tony Pastor, ce dont il n’avait strictement que foutre, des vraies saloperies macabres. Il aurait préféré des photos de cul, même des peintures, n’importe quoi plutôt que ces faces bleu-vert en petits morceaux, certaines avec des yeux brillants qui ne regardaient censément rien ou des choses… Pastor était libre de foutre son fric en l’air pour des conneries.

Les vitrines étaient faiblement éclairées, de même que le reste de la pièce. Assis derrière le bureau, Pastor s’occupait les doigts avec un couteau d’obsidienne et fumait de temps à autre une cigarette qu’il saisissait délicatement entre le pouce et l’index sur le bord d’un lourd cendrier de jade, et dont il tirait une ou deux bouffées avant de la reposer avec une singulière lenteur. Il venait de dépasser la quarantaine, et ses gestes étaient lents et raisonnés, sa voix calme et sourde, presque toujours étouffée, si bien qu’il ne semblait pas qu’il parlât réellement. On l’avait entendu. Après.

Malek palpa la brosse que faisait l’automatique sous son aisselle gauche.

Le regard de Pastor le traversa sans s’arrêter.

Malek bougea:

— Vous pensez qu’il va venir?

Il regarda sa montre, qui marquait trois heures.

— Bien sûr, dit Pastor.

Il écrasa la cigarette avec soin. Lentement. Malek était grand et maigre, avec des cheveux très blancs, un visage en lame de couteau, il avait tiré dix ans de centrale sur une série de braquages. Il était ressorti, avait recommencé et tiré encore sept ans. Avant qu’il repique au truc, Pastor l’avait engagé. Comme chauffeur, afin d’assurer sa réinsertion sociale, qui avait été parfaite: Malek se tenait à carreau, il avait épousé une fille-mère et ils élevaient bien la gosse qui allait entrer en quatrième dans un collège privé. Pastor croyait sans réserve à la possibilité de réinsertion des délinquants, voire des criminels. Une journaliste l’avait interviewé à ce propos pour un hebdomadaire, et sans parler de son chauffeur-garde du corps, il avait pu faire état de plusieurs personnes qu’il employait dans ses diverses entreprises, et dont le comportement lui donnait toute satisfaction. Il avait reconnu que c’était un pari, et même un pari risqué, mais que les faits lui donnaient raison: il ne fallait pas pousser ces hommes dans un ghetto, en tout point comparable au ghetto carcéral. Elle avait conclu qu’il avait foi en l’homme. Il ne l’avait pas démentie et lui avait fait envoyer un bouquet, dont il avait surveillé la composition, à la parution de l’article. Et un mince anneau de jade.