Elle est plutôt maigrichonne, la greluse. De loin, son maquillage pâle, ses lèvres très rouges, son fume-cigarette en jetaient. De près, c’est nib. C’est le style : oiseau tuberculeux, déplumé et mouillé, si je me fais bien comprendre ? Pas de quoi refiler cent dollars pour grimper dessus ! Tiens, on me les proposerait que je déclinerais l’offre. Moi, j’ai mes têtes, et ma tête de nœud a ses culs. Le sien, franchement, faut rallumer pour le trouver, à tâtons, tu risquerais de le confondre avec sa rotule ! Tu me vois en train de baiser une rotule, Ursule ?
Elle m’accueille d’un sourire de bienvenue qui transforme sa frime de pierrote en tirelire.
— Y a des jours fastes ! dit-elle.
— Pourquoi ?
— Cinq minutes que je lorgne sur vous, en priant Dieu pour que vous me choisissiez ; et vous voilà !
— Merci du compliment, ma jolie. Qu’est-ce que je vous offre ?
— Un « Feu de Dieu ».
Etant d’un esprit aventureux (gaulois pour tout dire), j’en commande deux à la barmaid ravagée (elle est pratiquement nue, je sais de quoi je parle).
Doit avoir au moins soixante balais, la mère. Les loloches en feuilles de cactus, le menton façon talon de brodequin, le corps en arête de limande.
— C’est la première fois que vous venez ici ? demande l’héroïne de Victor Marguerite.
— La seconde. La première fois j’ai fait une partie fine avec une gonzesse sympa : Nancy Woaf ; elle est toujours opérationnelle ?
— Comment, vous ne l’avez pas reconnue ? s’étonne ma garçonne.
Je feins la surprise.
— Il y a si longtemps ! Où est-elle ?
— La grosse Noire avec ses voiles.
Je glafouille des cellules. La sœur des Woaf brothers est noire ! Comment diantre se peut-ce ?
— Elle a vachement pris du poids depuis la dernière fois, dis-je d’un ton dégagé.
— Les hommes aiment ça ! Elle en grimpe une trentaine par jour. Ils sont tordus, ces crétins, ajoute la maigrichonne dont on devine les aigres rancœurs à l’endroit des obèses captatrices.
La barmaid pourrie nous apporte deux verres emplis d’un breuvage bleu. J’aurais dû me gaffer : les boissons bleues sont rares. Dans la nature, le bleu domine de façon fantastique : les mers, le ciel sont bleus. Mais dans un bar, faut se gaffer de cette couleur, les gars !
J’avale une gorgée et je me dis que ce n’est pas totalement de l’acide chlorhydrique, qu’il y a quelque chose d’autre avec, de plus ardent, de plus nocif.
Ma partenaire siffle son glass comme si c’était un Coca light.
— C’est vigoureux, non ? me fait-elle.
— Beaucoup trop doux pour moi, dis-je en tendant un bifton verdâtre à la grand-mère du rade ; j’ai passé l’âge de la fleur d’oranger.
Juste sur cette facétie, voilà un vilain rouquin saboulé de noir, façon pasteur, qui va emballer Nancy Woaf. Brefs pourparlers et les tourtereaux se lancent à l’assaut de la crampe mutine.
— Si on en faisait autant ? suggéré-je à la môme Fleur-de-Sanatorium en les lui désignant.
— Et comment ! gazouille-t-elle. Je sens que vous allez me donner du bonheur. Je peux finir votre glass si vous n’en voulez plus ?
Second cul sec à grand spectacle. J’attends qu’il lui sorte de la fumée du clapoir, mais rien. On grimpe. En haut, ça se présente commak : au sommet de l’escalier, y a une rotonde au milieu de laquelle trône une caisse en demi-lune. A la caisse, une vieillarde couleur jus de chique, ridée comme un shar-peï, ses cheveux gris tirés en arrière et maintenus à l’aide d’un énorme peigne d’argent. Elle fume un cigare plus gros que la plus grosse bite qu’elle a jamais pompée ; l’abondante fumaga du habana l’oblige à garder un œil fermé.
— Donnez cent dollars à Mistress Paddock, mon chou, me conseille la Garçonne.
J’attrique l’image souhaitée à la fumeuse de Punch qui la laisse tomber dans une caisse entrouverte d’un air dégoûté, comme s’il s’agissait du bulletin de vote d’un travailleur immigré. Elle cueille dans un second tiroir un jeton de casino de couleur ambrée qu’elle tend à ma compagne. Celle-ci l’enfouit prestement dans une poche invisible.
On contourne la caisse pour emprunter un long couloir assez large, sur lequel prennent des portes, à gauche, à droite. Toutes sont numérotées. Nous nous arrêtons au 16.
— C’est chez moi, annonce ma « promise ».
— Vous habitez ici ?
— C’est la règle absolue de la maison. A nous d’entretenir notre studio. Il y a inspection deux fois par semaine. S’il est mal tenu, on nous met à l’amende.
Elle ouvre. C’est pas joyeux, mais confortable. Pacotille, ça, espère ! Les cadres de photos en coquillages, les châles épinglés aux murs, les poupées froufrous sur le canapé, les meubles d’osier tressé, les tapis constituant des lots de fêtes foraines, toute la pauvre bimbeloterie de souks et bazars, monstrueuse kitcherie qui parle d’innocence en ce triste lieu frelaté.
— Elle est à quel numéro, Nancy ? m’inquiété-je.
— Au 23. Vous ne vous déshabillez pas ?
— Pas la peine.
Elle me saisit le bras et frotte sa joue contre, en un geste câlin.
— Vous allez sûrement me faire un petit cadeau, hein ?
— Bien sûr.
Je chope un second bifton de cent et le lui tends.
— Vous êtes un vrai gentleman, assure-t-elle.
En un mouvement de gratitude spontanée, miss Grados m’envoie la paluche au bénoche pour une flatterie avant-coureuse.
— Oh ! dites donc, y a du monde ! complimente-t-elle.
Je reprends mon bien et vais rouvrir la porte en grand.
— Vous partez ? s’alarme la chère enfant.
— Du tout. J’ouvre pour pouvoir assister au départ du client de Nancy.
Elle éplore :
— Vous ne voulez pas faire l’amour ?
— Vous n’y êtes pour rien, ma chérie : je n’ai pas faim.
— Pourquoi êtes-vous monté ?
— Pour mieux faire votre connaissance, mon cœur. Vous me plaisez infiniment et la prochaine fois je le prouverai avec tant de fougue que vous devrez prendre deux jours de congé pour vous en remettre.
Elle ne coupe pas dans mon vanne et une certaine mélancolie l’assombrit.
Je me suis assis face à l’ouverture de la porte et je vois passer les clients. Fenêtre sur cour. A l’arrivée, la pute les escorte. Au départ, ils s’en vont les premiers, leur partenaire remettant de l’ordre sur sa personne et dans son studio avant de redescendre. On dirait ces figurines de tirs forains qui défilent au fond de la baraque, devant un panorama de montagnes et qu’on abat d’un plomb bien ajusté. Des petits messieurs aux burnes gonflées quand ils surgissent et qui s’en repartent le zob en peau de boudin, flétris du braque et des roustons.
Mascarade !
La fille me regarde, troublée par mon comportement qui ne lui dit rien qui vaille. Je suis trop généreux, trop anormal. Je cache quelque chose ! A commencer par ma zézette ce qui, lorsque tu grimpes une radasse, n’est pas catholique.
— Vous êtes venu ici pour moi ou pour Nancy ? finit-elle par s’enquérir.
— Un homme qui vient au bordel s’y rend pour soi, ma jolie, philosophé-je. Les caprices de la chair sont imprévisibles et c’est ce qui fait leur charme.
Je pourrais en ajouter encore douze tonnes in-douze sur le sujet, tant tellement ma faconderie est développable, mais je vois s’en retourner le rouquin barbu fringué pasteur mormon et je décide que c’est à mon tour d’avoir un tête-à-tête avec Miss Nancy Woaf.
La lourde sur laquelle on a peint au pochoir le nombre 23 est à trois portes, face à la carrée de la Garçonne.