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Mortimer me regarde avec émotion. Je lui chanterais le grand air de la Tosca que ça ne l’émeuvrait pas davantage.

— On ne va pas refaire une guerre du Golfe, grogne le sanglier. Tout ce que je lui demande, c’est de ne pas quitter les U.S.A. pendant huit jours. Une semaine de vacances aux frais de la princesse ! Avec vous, si vous acceptez !

Son ton n’est pas conciliant mais empreint d’obscures menaces.

— O.K., si nous avons la possibilité d’aller et venir où bon nous semble, réponds-je. Nous détestons perdre notre temps, Bé-ru-rier et moi, et votre affaire à la con nous excite. Une supposition que nous vous donnions un coup de main ?

C’est la première fois que je vois rire le lieutenant. Un rire insultant, un rire de commisération ! Le pot de fer qui se gausse du pot de terre !

Puis il redevient sérieux.

— Vous ferez ce que vous voudrez pendant votre séjour, en attendant, il faut que Biroutier me confie son passeport !

— Pardon ?

— Je veux conserver son passeport, répète Mortimer. Je lui ferai établir un reçu et nous le lui rendrons lorsqu’il repartira en France.

Dominant ma rage, j’invite le Mammouth à remettre le document demandé.

Il est très bien, le Plantureux. D’un geste calme, il tire son passeport de sa poche. C’est une chose flasque et graisseuse, couleur aubergine pourrie, à l’intérieur de laquelle séjournent un tronçon de peigne, une tranche de saucisson incomplètement consommée et une touffe de poils pubiens prélevée sur une dame de ses pensées (qu’il a oubliée depuis). Il jette le tout sur le bureau de Mortimer.

— J’vas vous dire, les Ricains, déclare l’Hénorme, v’s’êtes des emmanchés, râpés, finis. Dans dix piges l’Albanie s’ra plus fort’ qu’vous ! Tout c’dont vous êtes bons, c’est à palabrer, à rouler, à montrer vos porte-avions rouillés et vos bagnoles qui font gerber jusque z’aux romanichels. On s’torch’rait l’cul av’c vos dollars qui vaut balle-peau s’ils seraient plus larges. Allez, ciao, Burnecreuse, j’ai assez vu ta tronche à caler les roues d’corbillard !

Ainsi prit fin notre première rencontre avec le lieutenant Dave Mortimer.

Allongé sur une bergère (une vraie, recouverte de velours et non de cellulite), je potasse les feuillets que m’a remis le foutu Dave.

— Tu croives qui z’ont des choses corrèques à becter dans c’t’ crèche ? m’interrompt le Grossissimo. Y commence à faire faim !

— Demande qu’on t’apporte le menu du service en chambre, conseillé-je.

Tout en lisant, je griffonne des notes en marge des pages dactylographiées. J’en ai bientôt un saladier qu’il me faudra retranscrire au net ensuite.

Cette histoire de prodigieuse ressemblance me fascine. Peut-être que si je n’avais pas vu le sieur Jess Woaf, je ne me passionnerais pas pour son étrange destin. Mais d’avoir eu sous les yeux l’agonie de ce faux Bérurier m’a traumatisé et, nonobstant le comportement peu courtois du lieutenant Mortimer, je me sens gonflé à bloc pour collaborer à l’élucidation de ce mystère.

Il a raison, Burnecreuse, quand il dit que les trois derniers mots de Woaf conditionnent tout.

Cet ancien homme de la balle devenu épave après avoir garenné son frelot puis, curieusement promu espion d’un coup de baguette magique dans un Centre de recherche, connaissait l’existence d’Alexandre-Benoît. Il savait qu’en France, à Paris, vivait un homme en tout point semblable à lui, et que cet homme était policier. Or, voilà que blessé à mort il mentionne ce sosie lointain. Des flics de grand style l’interrogent au fond de son coma, et il trouve la force d’articuler : Bérurier, Police parisienne. Il est normal que Mortimer tienne à conserver Béru sous le bras, puisque quand on demande à cette « taupe » pour qui elle travaille, elle parle de Béru !

Un maître d’hôtel asiatique se pointe, portant un immense menu relié plein cuir. Mon ami se jette sur ce document comme un pasteur sur une bible.

— Vous pourreriez traductionner en français ? bougonne-t-il.

L’autre ne casse pas une broque de notre patois et sourit en frétillant jaune.

— Bon, j’vas faire une bouffe-surprise, décide Béru. Servez-moi toute la page de droite, qu’en général c’est là qu’s’tient les plats de résisdance.

Il précise sa commande :

— You give me all the right page, my pote. With two bottelles of win red, you hundestandez ? For my friende, one sandwich. Clube, il love ça ; il est very bouffe-merde, trop pressé for savourer the good food. Maniez-vous the rondelle biscotte I am hongrois, non : hungry !

Et il cloque généreusement une pièce d’un quart de dollar au pingouin :

— Tiens, Jaunassou, tu t’achèteras une capote anglaise, paraît qu’y z’en fabriquent des toutes mignardes pour les sapajous !

Le maître d’hôtel se retire sans marquer une reconnaissance excessive pour cette libéralité du Gravos.

— Ces gaziers de palace, y sont blasés, déplore mon valeureux compagnon.

* * *

Du Mozart, indiscutablement.

On a décroché le biniou mais le correspondant met du temps à répondre, comme dans les entreprises où une zizique te fait prendre patience.

La Petite musique de nuit. De circonstance, vu qu’il ne doit pas être loin de minuit en France.

Je distingue des gémissements ouatés, des plaintes d’une modulation de fréquence délicate.

« Ta tata tatatata tata, tsoin tatsoin tatsoin tatsointatsoin » fait Wolfgang Amadeus.

« Haerrr haerrr », roucoule une pigeonne humaine.

J’attends un peu, puis une voix de femme, d’une faiblesse extrême :

— J’écoute…

— Je suis chez M. César Pinaud ?

— Je suis madame Pinaud.

— Ici San-Antonio, chère amie. Que vous arrive-t-il ? J’ai cru entendre des gémissements…

Elle langoure :

— Je suis dans les mains de mon masseur. Et il est d’une force, si vous saviez…

Ma parole, elle se faisait embroquer par le kinési, la vioque ! Depuis qu’ils ont de la fortune, chez les Pinuche, leur existence est totalement chamboulée. Paraît que cette perpétuelle malade qui passa plus de temps dans des lits d’hôpitaux que dans le sien, et subit une opération par organe (au moins), a tourné casaque et remplacé ses vieux peignoirs de pilou par de la lingerie suggestive.

J’entends la dame qui chuchote :

— Non, Kémal ! Pas pendant que je téléphone ! Je t’en supplie, grand fou ! Et sans vaseline ! Oh ! Seigneur, il va me défoncer ! Allô, San-Antonio ? Je suppose que vous voulez parler à César ?

— Si les circonstances vous permettent de me le passer, ce sera très volontiers.

— Ne quit… Aie ! Brute ! Mais tu vas me faire éclater le pot, grand dégueulasse ! Ne quittez pas, Antoi… Ouïeeeee !

Des combinaisons de transfert de poste, puis la voix cachouteuse du Débris, endormie mais urbaine :

— Oh ! Antoine, je te croyais parti pour les Etats-Unis avec Bérurier.

— Nous nous y trouvons. Il est presque minuit à Paris, non ?

— Pile ! Mon carillon du salon est en train de sonner, tu l’entends ?

— Et ta rombière se fait masser à minuit ?

— C’est-à-dire que… Elle est au mieux avec son kinési : un Turc, immense, tout noir : la bête ! Tu sais, mon petit, elle est à l’âge où les démons se réveillent. Après avoir mené une vie édifiante et douloureuse, elle se permet un peu de bon temps, la chère âme. J’en suis ravi pour elle. C’est bien, à son âge, d’avoir trouvé un partenaire de trente-six ans, haut d’un mètre quatre-vingt-dix, beau comme un dieu et fort…