Les yeux du prisonnier étaient égarés. Il fit un pas vers le poignard, puis laissa retomber ses bras, et s'arrêta en détournant la tête. Un frémissement faisait trembler tout son corps.
– Allons donc! s'écria Biassou d'un ton d'impatience et de colère. Je suis pressé. Choisis, ou de les tuer toi-même, ou de mourir avec eux.
Le colon restait immobile et comme pétrifié.
– Fort bien! dit Biassou en se tournant vers les nègres; il ne veut pas être le bourreau, il sera le patient. Je vois que c'est un blanc; emmenez-le, vous autres…
Les noirs s'avançaient pour saisir le colon. Ce mouvement décida de son choix entre la mort à donner et la mort à recevoir. L'excès de la lâcheté a aussi son courage. Il se précipita sur le poignard que lui offrait Biassou, puis, sans se donner le temps de réfléchir à ce qu'il allait faire, le misérable se jeta comme un tigre sur le citoyen C***, qui était couché près de moi.
Alors commença une horrible lutte. Le négrophile, que le dénouement de l'interrogatoire dont l'avait tourmenté Biassou venait de plonger dans un désespoir morne et stupide, avait vu la scène entre le chef et le planteur sang-mêlé d'un œil fixe, et tellement absorbé dans la terreur de son supplice prochain, qu'il n'avait point paru la comprendre; mais quand il vit le colon fondre sur lui, et le fer briller sur sa tête, l'imminence du danger le réveilla en sursaut. Il se dressa debout; il arrêta le bras du meurtrier en criant d'une voix lamentable:
– Grâce! grâce! Que me voulez-vous donc? Que vous ai-je donc fait?
– Il faut mourir, monsieur, répondit le sang-mêlé, cherchant à dégager son bras et fixant sur sa victime des yeux effarés. Laissez-moi faire, je ne vous ferai point de mal.
– Mourir de votre main, disait l'économiste, pourquoi donc? Epargnez-moi! Vous m'en voulez peut-être de ce que j'ai dit autrefois que vous étiez un sang-mêlé? Mais laissez-moi la vie, je vous proteste que je vous reconnais pour un blanc. Oui, vous êtes un blanc, je le dirai partout, mais grâce!
Le négrophile avait mal choisi son moyen de défense.
– Tais-toi! tais-toi! cria le sang-mêlé furieux, et craignant que les nègres n'entendissent cette déclaration.
Mais l'autre hurlait, sans l'écouter, qu'il le savait blanc et de bonne race. Le sang-mêlé fit un dernier effort pour le réduire au silence, écarta violemment les deux mains qui le retenaient, et fouilla de son poignard à travers les vêtements du citoyen C***.
L'infortuné sentit la pointe du fer, et mordit avec rage le bras qui l'enfonçait.
– Monstre! scélérat! tu m'assassines!
Il jeta un regard vers Biassou.
– Défendez-moi, vengeur de l'humanité!
Mais le meurtrier appuya fortement sur le poignard; un flot de sang jaillit autour de sa main et jusqu'à son visage. Les genoux du malheureux négrophile plièrent subitement, ses bras s'affaissèrent, ses yeux s'éteignirent, sa bouche poussa un sourd gémissement. Il tomba mort.
XXXV
Cette scène, dans laquelle je m'attendais à jouer bientôt mon rôle, m'avait glacé d'horreur. Le vengeur de l'humanité avait contemplé la lutte de ses deux victimes d'un œil impassible. Quand ce fut terminé, il se tourna vers ses pages épouvantés.
– Apportez-moi d'autre tabac, dit-il; et il se remit à le mâcher paisiblement.
L'obi et Rigaud étaient immobiles, et les nègres paraissaient eux-mêmes effrayés de l'horrible spectacle que leur chef venait de leur donner.
Il restait cependant encore un blanc à poignarder, c'était moi; mon tour était venu. Je jetai un regard sur cet assassin, qui allait être mon bourreau. Il me fit pitié. Ses lèvres étaient violettes, ses dents claquaient, un mouvement convulsif dont tremblaient tous ses membres le faisait chanceler, sa main revenait sans cesse, et comme machinalement, sur son front pour en essuyer les taches de sang, et il regardait d'un air insensé le cadavre fumant étendu à ses pieds. Ses yeux hagards ne se détachaient pas de sa victime.
J'attendais le moment où il achèverait sa tâche par ma mort. J'étais dans une position singulière avec cet homme; il avait déjà failli me tuer pour prouver qu'il était blanc; il allait maintenant m'assassiner pour démontrer qu'il était mulâtre.
– Allons, lui dit Biassou, c'est bien. Je suis content de toi, l'ami! Il jeta un coup d'œil sur moi, et ajouta: – Je te fais grâce de l'autre. Va-t'en. Nous te déclarons bon frère, et nous te nommons bourreau de notre armée.
À ces paroles du chef, un nègre sortit des rangs, s'inclina trois fois devant Biassou, et s'écria en son jargon, que je traduirai en français pour vous en faciliter l'intelligence:
– Et moi, général?
– Eh bien, toi! que veux-tu dire? demanda Biassou.
– Est-ce que vous ne ferez rien pour moi, mon général? dit le nègre. Voilà que vous donnez de l'avancement à ce chien de blanc, qui assassine pour se faire reconnaître des nôtres. Est-ce que vous ne m'en donnerez pas aussi à moi qui suis un bon noir?