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G.-J. ARNAUD

Bunker Parano

CHAPITRE I

Sans ce bistrot minable… Le patron lui apporta un autre cognac et elle se força à attendre que l’alcool doré cesse d’huiler les bords du verre pour le porter à ses lèvres décolorées. Sans ce bistrot minable, elle aurait préféré renoncer. Il était juste en face de la maison, la Maison comme semblait dire en « majusculant » le patron du service social municipal. Majusculant, ça existait, ce verbe ? Ça lui faisait penser à autre chose. Éjaculant. Bossi, le directeur du Service, en était-il encore capable ? Il avait louché sur ses seins mais comme par une vieille habitude, enfoui dans un capitonnage de sale graisse d’alcoolique. Elle savait ce que c’était la graisse d’alcoolo, menacée qu’elle était.

— Trente et un ans, disait Bossi, divorcée… Vous croyez pouvoir vous remettre au travail ? Quatre années sans exercer… Avant c’était où déjà ?

— Je travaillais pour le département.

— Il y a bien une place prévue pour l’été mais en attendant…

Bon, elle le voyait venir. Il allait la baiser là sur cette longue table placée comme exprès le long du mur. Ou bien lui faire signe de se mettre à genoux. Mais elle n’y était pas. Il mijotait pire, le vieux sagouin. Bien pire.

— On a un problème dans la vieille ville… Un sacré problème même et celui ou celle qui aidera la mairie à le résoudre au mieux des intérêts de chacun…

Au mieux de ses intérêts à toute cette fichue équipe municipale compromise dans des fœtus de scandales sans précédents, jamais tout à fait éclaircis. Toute une fosse commune de fausses couches.

— Vous vous souvenez ?

Un journal vieux d’un mois, le Journal, majuscule aussi puisqu’il n’y en avait pas d’autres. L’information confisquée au profit d’un seul organe de presse. Elle avait lu : Menacé d’expulsion, un couple se donne la mort.

— En fait, disait Bossi, ce n’est pas tout à fait la vérité.

Si le Journal tout dévoué à la mairie ne disait pas la vérité où allait-on ? Alice Soult flaira tout de suite quelque chose d’assez visqueux.

— Le service doit s’efforcer de comprendre ce genre de choses. La mairie ne veut pas conduire les gens au désespoir, mais il se trouve que cette maison doit être un jour ou l’autre détruite pour la rénovation du quartier. Cet immeuble disparu, la rue prend une dimension nouvelle, le quartier s’aère et en même temps nous détruisons un goulet d’étranglement pour la circulation.

Je pense surtout aux pompiers qui ne peuvent accéder avec des moyens puissants à tout un îlot de constructions. Les pompiers et aussi les flics peut-être sont obligés d’abandonner le douillet de leur panier à salade pour poursuivre à pied, l’œil hagard et le doigt sur la détente. Mais il y avait aussi le fric qui ruissellerait de cette éventration immobilière comme un vieux trésor de pièces d’or longtemps convoité.

— Le service… Les jeunes, vous savez… Elles ont tendance à épouser les revendications des gens avant de comprendre que la mairie… Les autres plus âgées, je veux dire plus matures, occupent des postes de responsabilité qui ne leur permettent pas… Elle comprenait assez vite malgré les trois cognacs avalés pour cet affrontement qu’elle avait flairé délicat. Pas de soutien-gorge, pas de slip, la marche au sacrifice. On disait que le gros Bossi avait des exigences et elle avait préparé le grand jeu. Mais ne s’attendait pas à du subtil, à quelque chose qui sourdait de cette bouche molle mi-close comme un fumet de cauchemar. Elle était dans ce bistrot à essayer de faire durer son cognac et de ce fait le fric que le gros chef de service lui avait remis en avance. Du liquide, pris certainement sur la caisse noire de la mairie.

— Dans un mois si ça marche je vous signerai un contrat d’un an et au bout de ce temps vous serez titularisée comme assistante sociale. En plus, Bossi la prenait pour une imbécile. C’était l’arnaque, mais elle avait besoin de fric. Le chômage ne donnait plus rien et son mari encore moins, d’ailleurs elle ne voulait rien de ce pauvre type. Juste son indépendance. Huit jours auparavant elle draguait dans un centre commercial mi-luxueux du coin mais n’avait fait que deux crétins pour lesquels cinq cents francs c’était encore trop, qui lui parlaient des putes à cent cinquante balles. Plutôt la vérole que le C.C.P. à sec.

— Cinq mille mais signez-moi un reçu. Pour la comptabilité. Comptabilité mon cul oui !

— Vous disposerez de l’appartement des Sanchez. D’abord pas de réaction puis, malgré les trois cognacs préventifs, elle avait pigé :

— Les suicidés ?

— Les scellés sont levés… Il y a un très joli appartement, vous verrez… Confortable malgré le coin. Ils avaient mis de l’argent dedans… Les idiots… On aurait pu s’arranger, prendre en compte. Ils se sont vraiment affolés. En fait, l’expropriation n’est pas pour demain. Deux, trois ans… Le Journal n’aurait jamais dû parler d’expulsion mais d’expropriation. Un jeune journaliste maladroit. Il y a dans cette ville des gens menacés depuis deux ans et qui en auront encore pour autant. Tout le monde ne se suicide pas… Heureusement. Mais cette Maison est malade… Malade. On a affaire à des gens psychiquement fragiles… De braves gens pourtant… Sans histoires, corrects, travailleurs… Juste un en longue maladie et un autre au chômage. Les trois autres très convenables. Les gosses bien tenus, fréquentant régulièrement les écoles. L’immeuble vétuste, d’accord, mais bien propre. Plusieurs sont propriétaires de l’appartement où ils habitent.

— Les Sanchez ?

— Oui… En viager. Le propriétaire vit en résidence-club pour le troisième âge…

— Il recouvre donc la jouissance de son appartement ?

— C’est pourquoi je peux vous en donner les clés… Il a accepté en attendant de trouver un autre candidat…

— Mais quelle sera ma mission, en fait ?

— Mission, avait-il répété avec une grimace… Même pas une enquête… La police a évidemment fait son travail mais sans pouvoir aller au-delà de la preuve du suicide. Mais on soupçonne que la Maison… On l’appelle la Maison Cornue à cause du toit. Vous regarderez. Sur la façade principale, on dirait une maison japonaise ou chinoise… Mais il y avait aussi eu dans le temps un drame… Un mari jaloux qui avait tué toute sa famille… La maison du Cornu peut-être… On ne sait pas très bien.

— La police a conclu au suicide ?

— Oui… Nous aurions préféré qu’il s’agisse d’un accident, sans être le moins du monde cyniques. Bossi n’était pas cynique… gluant seulement. Une chance pour lui qu’il n’agite pas souvent son gros corps mou sinon des tas de choses malpropres se seraient écoulées de la moindre ouverture. Lorsqu’il réfléchissait, assis à son bureau, sa bouche tombait et un peu de bave luisait déjà en signe avertisseur de débâcle généralisée.

— Un accident mais la police a été formelle et ce petit con de pisse copie… Du coup il se retrouve au chômage et pour une fois je trouve que c’est pas volé. Il aurait pu se renseigner avant d’écrire des âneries pareilles.

— Pourquoi parlez-vous de Maison malade alors que ses habitants sont dignes d’éloges à vous entendre ? Il parut coincé et sa mâchoire tomba, libérant des roseurs douteuses.

— Justement, c’est là que nous demeurons perplexes. Ces gens peuvent avoir des réactions effrayantes si nous continuons à leur demander de prévoir un départ lointain. Tenez, par exemple, d’après le rapport de police il y a une arme dans chaque appartement… Un fusil de chasse, parfois deux. Et chez les Sanchez il y avait de quoi soutenir un véritable siège… Des boîtes de sucre, de l’huile, des conserves, un congélateur plein.