Выбрать главу

— Je n’avais rien à foutre dans cette histoire, absolument rien. Et puis elle est arrivée avec sa gueule de poivrote, son air paumé et méfiant, sa beauté émouvante, enfouie sous des années d’alcoolisme. J’ai pensé que je ne pouvais pas la laisser seule dans ce Bunker, qu’elle empestait déjà la tragédie et la menace qui l’environnaient.

Il jeta son couteau et comprit qu’il devait sortir sous peine de mourir asphyxié lui aussi avec tous ces corps en pleine décomposition.

— Filer, filer pour la retrouver, avant de prévenir les flics. Qu’est-ce qu’ils feront les flics ?… Dix inculpés d’un coup. Non, je déconne, huit puisque les gosses, les Sanchez, manquent à l’appel.

Il faillit errer dans le mini-labyrinthe, se laisser piéger par un bloc en équilibre instable qui fermait une galerie, mais déboucha dans l’appartement.

Ils étaient tous là, tous, hommes et femmes, n’en manquait pas un, même pas le V.R.P. Qui avait fait un faux départ, même pas l’élégante Magali Arbas, ni le Navet, ni Trois-Pièces. Ni l’architecte fou.

CHAPITRE XXXIV

Aucun cognac n’aurait pu trouver une place dans son arrière-gorge. Elle avait zigzagué d’un bistrot à l’autre comme ça, parce qu’elle appréhendait de rentrer, d’annoncer à Manuel qu’elle était virée, sacquée, qu’elle n’existait plus pour Bossi, pour le service social, qu’elle n’avait plus qu’à foutre le camp elle ne savait où.

Il lui fallait pourtant rentrer sinon elle allait s’écrouler ivre morte dans un coin et finirait chez les flics. Elle avait encore un coin, un trou, un nid à rats où cuver ses cuites, pour combien de temps encore ?

Sûr qu’il l’attendait dans le couloir, les deux mains dans les poches de son jean, grand, jeune, satisfait de ne pas être l’esclave d’un alcool, d’une drogue, trop satisfait même le pourri, sarcastique et sans pitié.

— Manuel, lança-t-elle d’une voix rauque, Bossi m’a virée, je ne suis plus rien, il s’est fait casser la gueule et a la trouille. Il va certainement laisser tomber ces histoires d’expropriation. Il n’a plus besoin de moi pour enquêter sur le moral des copropriétaires.

Elle se soutenait d’une main au mur du couloir, appelait :

— Manuel ?

Elle atteignit la porte de la cuisine, ouverte, et vit le petit tas de journaux. Éparpillés sur le carrelage. Elle protesta :

— Manuel, t’es d’un désordre… Si je dois ranger tes affaires en plus.

L’enterrement de Brassens, c’était quand déjà ?

— Novembre… Le salaud, il a trouvé le paquet incomplet de novembre… Le fric des Sanchez… Le fric des Sanchez était à l’intérieur…

Elle se sentit malade, prête à vomir et elle était seule.

Manuel galopait vers le bout du monde, une fortune sous le bras. Elle se cramponna pour se hisser à temps et se soulager dans l’évier. D’un coup, tous les cognacs depuis l’hôpital. Tous, car elle dégrisa très vite. En moins d’une heure.

Le Navet vint lui ouvrir à la première sonnerie.

— Votre ami, l’ex-journaliste ? Il est parti au début de l’après-midi avec son sac… Il sifflotait… Je n’ai jamais vu quelqu’un de si joyeux. Je pensais qu’il allait vous rejoindre.

Une nuit à claquer des dents du living au pigeonnier, à boire du café, à essayer de se réchauffer, à oublier. Elle regrettait tous ces cognacs gaspillés. Il n’y avait presque plus d’argent dans son sac. On avait dû la voler dans les bars. Déjà que Manuel avait bien commencé le voyou, le sale, le tendre voyou en route pour les antipodes avec quinze, vingt briques.

Lorsqu’on sonna, elle découvrit Arbas sur son palier et le contempla, hébétée.

— Je dois vous parler, Alice. J’ai appris qu’il était arrivé un accident à M. Bossi et qu’il ne pourrait peut-être plus diriger son service. J’en suis désolé pour vous mais voyez-vous ici, dans cette maison, nous avons de grandes habitudes de solidarité, d’entraide. Nous avons besoin de quelqu’un justement pour entretenir les parties communes et au besoin les appartements. Vous pourriez continuer à loger ici puisque nous allons acheter cet appartement en viager… Nous vous donnerions quelque chose… De l’argent pour vivre, bien sûr… Ici vous seriez tranquille, en sécurité. Tout le monde vous aime bien, vous savez ? Sinon qu’allez-vous faire, où allez-vous coucher, dites-moi ?

Elle hochait la tête avec la même impression d’irréalité.

— Nous savons que ce garçon vous a sinon abandon— née, mais qu’il n’envisageait pas de rester avec vous. Il nous a tous trompés, cruellement trompés…

Il s’approcha de la fenêtre du living et écarta les rideaux.

— Ah ! Voici le livreur de vieux journaux ! Caducci en attend tout un tas. Voulez-vous nous aider, participer à ce travail collectif ? Nous formons la chaîne pour vider la camionnette au plus vite car elle ne peut stationner longtemps dans la rue. Venez…

Elle le suivit et commença de transporter des paquets de vieux journaux. Du rez-de-chaussée au premier, puis du premier au second et enfin jusqu’au troisième où Richard Caducci les accueillait avec enthousiasme dans son atelier. Il était justement en train d’encoller et le nouveau bloc ressemblait à une grande, très grande boîte richement décorée de photographies couleur, de titres sensationnels, de dessins humoristiques, de petites annonces, de publicité. C’était un travail artistique.

FIN