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Alice alluma une cigarette, attira le journal du matin sans lâcher le garçon du regard. C’était lui qui avait écrit sur le double suicide ? Bossi s’était servi de son article pour aborder son travail.

Il avala son café et c’est alors que discrètement le patron dut lui dire que la jeune femme derrière habitait désormais chez les Sanchez. Il se retourna un peu trop vivement à cette nouvelle et elle lui sourit de façon engageante. Elle aussi avait envie de faire sa connaissance.

Il hésita puis s’approcha :

— Je peux vous parler ? Vous habitez bien en face, non

— Vous avez bien écrit dans le journal, non ?

— Vous avez entendu ?

— C’est ça, je vous ai entendu, murmura-t-elle, prudente, en lui désignant la chaise en face.

CHAPITRE VI

Il avait commandé deux cafés et elle avait failli ajouter deux cognacs. Mais elle s’était souvenue que jusqu’à midi elle ne devait pas boire.

— Si j’avais su choisir mon mot, expropriation au lieu de expulsion, je ne serais pas au chômage, répéta-t-il. Si mon rédacteur en chef avait relu mon article au lieu d’aller gueuletonner avec le sénateur… Je reviens rôder dans le coin parce que rien n’est clair dans cette histoire.

Il doit y avoir une magouille côté municipalité.

Elle lui trouvait le visage un peu long, s’amusait de l’irrégularité de sa barbe. Mal plantés, les poils poussaient en désordre. Mais il n’était pas vilain garçon et avait quelque chose de tendre dans le regard et le pli de sa bouche alors qu’il souriait.

— Vous habitez là-dedans ?

— Dans l’appartement des Sanchez.

— Merde ! Vous couchez dans la chambre où…

— Non, dans le living. Je ne sais pas encore ce que je vais décider. On m’a proposé cet appartement et un boulot.

Était-il un garçon à boire un cognac à neuf heures du matin ? Elle se méfiait de cette génération qui avait du mépris pour l’alcool. Le croissant passait mal. Trop gras.

Elle n’avait pas l’habitude.

— De temps en temps je viens dans le coin, dit-il. Le Bunker me fascine… Ils vivent là-dedans comme dans un camp retranché et il n’y a pas que la menace de cette expropriation. Ou alors la mairie avait décidé de précipiter les choses… D’abord personne n’accepte de parler. Quand on a découvert les Sanchez morts et que les flics sont venus je n’ai pas trouvé un seul locataire pour me raconter des détails. Alors j’ai attendu ici qu’il y en ait qui sortent.

Il retira un carnet avachi d’une poche de son blouson et le feuilleta :

— Monique Larovitz, par exemple… Je savais son mari absent. Je savais qu’elle avait deux gosses, hein ? Qu’ils vont à l’école régulièrement. Je n’avais qu’à la guetter pour lui parler dans la rue. Vous savez qui conduit les gosses ? La femme de ce cadre au chômage, Arbas.

— Elle était certainement malade ou empêchée.

— Non… Elle est apparue plusieurs fois à sa fenêtre pour secouer les draps, par exemple.

— Les gens d’en face s’entendent bien et se rendent des services.

— La femme d’Arbas travaille. Lui est au chômage. Il aurait pu conduire les gosses, non ? Sa femme a dû faire chaque matin un détour incroyable. Le soir c’est la femme de Caducci qui va les chercher. Ou bien Mm Roques.

— Je ne connais pas les Caducci.

— Caducci est en congé de longue maladie… J’ignore sa maladie, sa femme travaille à mi-temps dans un magasin. Ils ont un fils de quinze ans, pensionnaire dans un collège de Nice.

Elle avait l’esprit très embrouillé le matin et le café n’arrangeait rien. Le premier verre de cognac lui faisait toujours énormément de bien. C’étaient les suivants qui fichaient tout en l’air. Elle se tourna vers le bar, contempla avec amour la bouteille de V.S.O.P. Renversée. Imaginait le geste du patron approchant le petit verre ballon, soulevant la tigelle pour que le liquide ambré coule doucement.

— Quoi ? Fit-elle brusquement envahie désagréablement par la question dérangeante du garçon. Il n’en est pas question. Je loue sous certaines conditions et je n’ai pas le droit de sous-louer.

— Cinq cents francs pour un mois c’est toujours bon à prendre, non ? Et je vous jure que c’est sans arrière-pensée. Je ne vous importunerai pas.

— Je veux être seule.

— Je veux dire que je n’essayerai pas de coucher avec vous.

— Vous me trouvez trop moche, fit-elle avec un rire qui sonnait faux, allez, avouez…

— Pas du tout… Mais je voudrais vivre quelque temps dans le Bunker. Je crois que ce serait une expérience peu commune.

— Vous en tireriez un article ? Mais qui vous le prendrait ?

— Je pourrais toujours le vendre, faire des enregistrements pour une radio libre. Radio K par exemple qui

émet depuis San Remo, vous connaissez ?

— J’ai pas le temps d’écouter la radio.

Juste la télé : Poivre d’Arvor parce qu’il lui donnait des envies sexuelles. La semaine prochaine, ce serait la femme avec son cran dans les cheveux qui lui faisait comme une visière. Parce qu’elle s’appelait Ockrent peut-être.

Qui lui avait déjà parlé du cran crâne du crâne d’Ockrent ?

— C’est tout ce que je peux investir dans l’affaire. Cinq cents balles mais je fournirai de la bouffe. Mes parents habitent la campagne et…

— De la bouffe ? Il y en a à revendre dans l’appartement.

Une fois de plus, même à jeun elle devenait tropbavarde. Autrefois elle se souvenait d’une plus grande réserve, avant ce goût curieux pour le cognac.

— C’est donc vrai. Quand je l’ai appris il était trop tard pour mon article. J’avais droit qu’à un seul papier sur le sujet. Les flics pensaient que les Sanchez volaient dans les magasins, les supermarchés, mais ils gardaient toutes les factures, achetaient dans un cash and carry de la région, avec facture… Le rédacteur a refusé un second article. Vous savez pourquoi les Sanchez entassaient des provisions ? Ils faisaient une psychose ou quoi ? Il y a des gens qui croient que la guerre peut éclater d’un moment à l’autre.

Ma mère, par exemple, et c’est pourquoi elle veut vivre à la campagne avec un jardin, des poules, des lapins, une chèvre pour le lait et le fromage et elle a toujours une vingtaine de kilos de sucre en réserve. Les Sanchez n’ont pas connu les restrictions de la dernière guerre, pourtant.

Elle touillait le fond de sa tasse, vase de sucre et de marc de café. Elle aurait aimé délayer ça avec un peu de cognac qui aurait bénéficié de la chaleur résiduelle de la faïence.

Elle en avait la salive plein la bouche et mal aux glandes.

— Soyez chic… Je suis sûr d’en tirer quelque chose…

— Non, ce n’est pas possible.

— C’est le vieux propriétaire que vous avez vu ? Si je vais le trouver il sera d’accord, non ?

Si jamais Bossi apprenait ça ! Il lui en voudrait à elle.

— Je vous en prie, murmura-t-elle, fichez-moi la paix.

Je ne vous ai rien demandé… J’ai trouvé un boulot et un appartement et…

— Attendez, fit-il en se penchant en avant si bien que leurs visages n’étaient plus qu’à dix centimètres et que le patron s’attendait visiblement à ce qu’ils s’embrassent, les deux sont donc liés ? Boulot, appart ?

— Qu’est-ce que vous allez penser là ? Fit-elle en prenant une cigarette dans le paquet posé sur la table.

Servez-vous si vous en voulez une.

— Vous mentez mal. Vous avez un boulot à cause de l’appartement et l’appartement à cause d’un boulot.